Accueil > 06. ESPACE DOCUMENTAIRE > Les Carnets de montagne de Norbert Casteret > Carnet N° 3 (1927 - 1929) > Carnet N° 3 (1927 - 1929)
Carnet N° 3 (1927 - 1929)
Toute reproduction de ces carnets est interdite sans autorisation des ayants-droit
Descargador
Grotte glacière
Barranco de Pardina
Mont Perdu (4e ascension)
(16- 21 juin 1927)
Le 16 juin, à 1 heure du matin, je quitte Mourlon à pied pour prendre, à Saint-Gaudens, le train de 2h30. Nuit étoilée et superbe. À Montréjeau, le camarade Robach se joindra à moi pour passer quatre à cinq jours dans le massif de Gavarnie. À Pierrefitte-Nestalas, long arrêt de 5h45 à 8h25, durant lequel nous déjeunons dans la salle d’attente ; nous assistons à la messe et rendons visite à l’abbé Pragnères, qui est encore contusionné et bouleversé à la suite d’un accident de moto. À Luz, où nous sommes à 9h30, nous complétons nos énormes sacs (13 kilos) par un chargement de pain et, à 10h10, l’auto du courrier (15 francs) nous emporte vers Gavarnie ainsi que deux jeunes Espagnols qui gagnent Buisan par la brèche de Roland. À Gavarnie, les deux Espagnols filent aussitôt vers le cirque pour monter par les Sarradets, tandis que Robach se met en quête d’un porteur pour porter son sac jusqu’à la brèche. À 12h50, après avoir déjeuné en amont de l’église, sous l’Å“il inquisiteur de quelques touristes promeneurs, nous partons, précédés par Trescazes. Temps beau et tempéré jusqu’au col des Sarradets. (Nous avons trouvé la neige à peu près à la même altitude qu’il y a un an.) Arrivés au col, après avoir dépassé le porteur très fatigué, nous sommes accueillis par le mauvais temps : vent et pluie, ciel très nuageux. Nous passons la brèche à 17h30 et le brouillard s’abat aussitôt sur nous. Les avalanches sont tombées sans discontinuer dans le cirque. Les Espagnols sont déjà passés et leurs traces continuent vers Millaris. Le porteur fait demi-tour (50 francs). On s’apercevra plus tard qu’il a mangé des provisions à Robach. Tristement et péniblement, nous allons nous emprisonner dans l’abri Gaurier.
Avec de l’eau de ruissellement qui tombe de la falaise et que nous recueillons en nous mouillant copieusement, nous confectionnons, Robach un bouillon et moi un tapioca. Le temps persiste à rester exécrable : brouillard, pluie et vent. À 21h50, on s’allonge sur le sol froid du sépulcre et, jusqu’au matin, c’est la chasse au sommeil et la lutte de l’organisme contre un froid vif et pénétrant. Pourtant, mon sac est doublé de molleton tandis que Robach ne possède que sa pèlerine mouillée !
17 juin. À 5h30, je tire le nez dehors après avoir débouché l’orifice de l’abri, qui était fermé par mon imperméable, lequel est glacé et se tient tout droit ! Même temps que hier soir. Qu’allons-nous faire ?
À 6 heures, je sors encore. Changement de décor ! Le ciel est d’azur ! Les nuées sont en déroute, elles affluent par la brèche et le Casque, elles encombrent le cirque de Cotatuero. Le spectacle est sublime, mais le froid m’oblige à rentrer. Le beau temps est certain ; je casse la croà »te rapidement et je pars par la base du pic Blanc où baille une grotte repérée il y a un an. Robach m’attendra ici. À la fausse brèche, je suis accueilli par un vent extrêmement violent et la base nord du Doigt est gelée. Avec le piolet, je passe prudemment et je m’avance sur la crête qui monte au Taillon. Pour quitter cette crête et descendre vers le pic Blanc, je suis obligé de descendre en échelle et à reculons, puis un vent furieux me pousse et c’est en courant sans effort sur d’immenses névés que j’atteins la grotte. Ce n’est qu’une petite grotte de 12 mètres de profondeur. Elle est encombrée par la neige et des adductions d’eau congelée. Je stationne dix minutes (photo) et je reviens vers la muraille de la brèche. Traces d’un isard solitaire. Je vais jusqu’au-dessous du Doigt ; de là , je monte droit en échelle. La neige, très dure, rend mon escalade longue, pénible et dangereuse. À proximité de la crête, une rafale me décoiffe et mon chapeau, après une immense parabole, va s’arrêter au fond du vallon neigeux, à l’abri du vent.
À 8 heures, je suis à l’abri, j’ai bouclé mon sac et je redescends vers mon chapeau, tandis que Robach file vers la brèche. Nous nous sommes donné rendez-vous vers le rio de la brèche, sur la route du glacier souterrain. J’arrive au rendez-vous longtemps avant Robach qui a trouvé la pente sud de la brèche glacée. Je le vois longtemps descendre lentement dans les « pas  » tracés la veille par les Espagnols. Enfin, à 9h25, après une grimpée délicate sur la neige glacée, et à cheval sur la rimaye, nous atteignons le porche de la « grotte Casteret  ». Énormément de neige à l’entrée. Surprise : le lac est moins pris qu’en été et je dois patauger désagréablement pour le traverser. (Il y une couche d’eau entre la masse compacte de la glace et la pellicule de surface que je brise sous mon poids.) Robach m’attendra sous le porche pendant deux heures trente durant lesquelles je prends huit vues au magnésium. Les colonnes et les stalactites de glace sont naturellement plus nombreuses et plus grosses qu’en été. J’aperçois enfin le fond de l’oubliette de glace de 10 à 12 mètres de profondeur. Je suis arrêté dans l’escalade de la cascade inférieure par le manque de prises. (Elles sont recouvertes de glace.)
La grande salle offre, quant au plafond, un aspect féérique à cause des cristaux de glace, de formes géométriques et bien curieux. Le tas de guano de la galerie n’a pas changé. Dans la fenêtre de glace, non loin de là , tombe un fort ruissellement. Enfin, je retrouve le lac, où Robach me photographie, et nous filons à flanc sur la neige, vers Millaris. Déjeuner à 13h15, entre la grotte et le col, en vue du Salarous et de l’Escuzana. Au col de Millaris, nous déposons les sacs et, à 14h10, après une montée courte et facile, nous sommes au sommet du Descargador (2650 mètres d’altitude, comme le porche de la grotte glacée). Pas de cairn, pas de trace de passage, le pic n’est jamais visité. Une pointe vers le sud nous montre un peu la structure du Cotatuero.
À 15h30, nous sommes à nouveau au col de Millaris. Robach reprend son sac et part pour l’ascension de l’Arruebo, tandis que, chargé uniquement du kodak, je pars vers le lapiaz de l’entrée est de la grotte. Je monte sur le morne (NDLR : petite montagne ; colline ; terme s’appliquant au relief d’une île ou d’un littoral) où la grotte est creusée. Seul le cairn érigé le 15 septembre 1926 émerge des neiges. Pas trace du lapiaz. Je retrouve notre carte de visite dans la tourelle ; j’y substitue un carnet. Je réussis à traverser et à me faufiler dans un des puits et je circule sous terre mais, au bout de 20 mètres, je suis arrêté par le remplissage de neige.
À 16h45, je suis à nouveau au col de Millaris et, à 17h15, au deuxième col, après avoir traversé le plateau dans une neige très tourmentée. Robach redescend de l’Arruebo et, à 19h30, nous arrivons par très beau temps, mais exténués, au refuge de Gaulis qui semble ne pas avoir reçu de visite depuis l’automne. Il n’y a pas de paille sur les bat-flancs où je dors peu et très mal.
18 juin. À 6h20, nous quittons le refuge par un temps radieux et, à 7h40, nous faisons une halte au col inférieur de Gaulis ; neuf chasseurs aragonais surgissent sur le sentier de Fanlo. Armés de fusils archaïques, vêtus de velours et chaussés d’abarcas, ils forment un groupe pittoresque. Ils vont chasser l’isard au mont Perdu et au soum de Ramond. On cause un instant ; nous disons que nous venons directement de la brèche afin de les éloigner de Gaulis où nous avons laissé nos provisions et équipements. Peu à peu, nous entrons dans l’origine du barranco de Pardina. La gradation est intéressante et curieuse. Nous suivons la rive droite le plus possible, mais des escarpements nous obligent à reprendre de la hauteur. Nous traversons des parterres de fleurs variées et déterrons quatre pieds du rarissime Lys martagon. Traversée d’une forêt d’ombellifères géantes.
À 9 heures, confluent du barranco et d’un cañon desséché qui nous barre la route. On dévale au fond et on se trouve enfin dans le thalweg de Pardina. Aspect africain de ce ravin désolé et torride. Seules des corneilles des rochers animent cette solitude et troublent le silence. De loin en loin, on aperçoit des entrées de grottes, des résurgences qui cascadent à mi-falaises. Sur le sentier : édelweiss. Le barranco grandit, se creuse, devient grandiose ; on ne peut plus circuler au bas et c’est par un sentier élevé que nous débouchons dans l’extraordinaire cañon de Niscle. Malgré toutes nos recherches, nous ne pouvons atteindre le bas de cette vallée ; nous sommes prisonniers sur une pente d’éboulis plantée de sapins, entre deux falaises également hautes et verticales. Une belle résurgence vauclusienne nous permet de nous désaltérer. Plus haut, à la base de la falaise supérieure, sont creusées plusieurs excavations. Toutes sont des élargissements creusés entre deux strates par d’anciennes ou intermittentes résurgences d’eau provenant du plateau de Fanlo. Une de ces grottes sert d’abri aux brebis et renferme un nid de passereaux avec quatre Å“ufs. Sur le rocher de la falaise croissent de curieuses plantes à fleurs bleu pâle et à longues feuilles gluantes où quantité d’insectes sont collés. Déjeuner à cheval sur le torrent issu de la résurgence précitée et retour dans le barranco de Pardina. Cueillette d’édelweiss.
À droite, le val s’évase et, vers le haut, on aperçoit une belle cascade qui jaillit de l’intérieur de la falaise ainsi que des ouvertures de grottes.
Robach m’attend en bas et je monte rapidement vers ces curiosités. À travers une forêt de hêtres et sapins et, plus haut, un alpage tout fleuri d’asphodèles, j’atteins un beau porche régulier, à voà »te et plancher horizontal et parallèle (stratifications). Le tunnel de 20 mètres se termine par une fissure moussue, actuellement tarie, tandis qu’à gauche, par un aven, coule une source qui forme un ruisselet dans la grotte. Cette jolie caverne est aménagée en corral, c’est à dire que l’entrée est bouchée par des branches de buis qui fait un bon feu et signale mon arrivée à Robach. Je redescends très vite et on rentre sous la chaleur et la fatigue croissante.
À 14h45, nous sortons enfin de Pardina, en aval du confluent, et faisons une halte sur la terrasse droite. Puis, par des déserts de pierres et de maigres pâturages, déjà occupés par les troupeaux, nous marchons vers le pic Crespena. Rencontré un berger en costume aragonais qui mange son pain noir, trempé.... dans l’eau limpide d’une source.
À 15h45, nous avons traversé un barranco et un autre se dessine, tandis que le pic Crespena (qui fait face à son aîné, le Sestrales) recule toujours. Nous faisons halte sur un promontoire d’où nos regards plongent dans le gouffre de Niscle qui se déroule jusqu’au large col du même nom. Le confluent avec Pardina est majestueux. Plus loin, la cascade de Font Blanca tranche sur le vert sombre des sapins. Au nord, las Tres Farelas et les quatre pics de Niscle étincellent et se découpent sur le ciel immaculé.
Une marche interminable nous ramène vers Gaulis où nous arrivons à 19h45, très fatigués après quatorze heures de marche.
Ces plateaux et barrancos aragonais sont bien désolés et désertiques, mais il s’en dégage un charme et une sauvagerie qui me les font préférer à bien des cimes. Le jour s’achève lentement et, après nous être réconfortés et délassés, nous guettons l’apparition des constellations et l’ombre de la terre dans le ciel pur. Le bat-flanc est toujours dur ! Et je passe une quatrième nuit sans presque dormir.
19 juin. Temps toujours splendide. Nous ne quittons le refuge de Gaulis (où je viens de passer ma dixième nuit) qu’à 7h20, à dessein, pour donner au soleil le temps de ramollir un peu la neige du mont Perdu.
À 10h25, nous débouchons à l’étang Glacé, absolument insoupçonnable sous la neige dans une cuvette éblouissante. La montée a été pénible pour Robach, qui est écrasé par son sac, et j’ai « tracé  » tout le temps. Déjeuner et abandon des sacs sur un rocher et, à 11h05, je prends la tête pour gravir le mont Perdu pour la quatrième fois. (Robach, ce jour-là , fait sa vingt-et-unième du mont Perdu.) Neige tantôt glacée, tantôt molle. Nous montons toute la grande échelle (jusqu’au dôme) à genoux ! À 12h35, sommet. La tourelle du sommet est surmontée d’un cimier de neige de cinq mètres d’épaisseur. À coups de piolets, nous essayons de dégager le cairn pour prendre le registre, qui est fini, et le remplacer par un neuf que Robach a porté à cette intention. Les pierres du cairn sont scellées entre elles par la glace ; nous renonçons à ce travail. D’ailleurs, un instant plus tard, Robach trouve, gisant sur les éboulis, le couvercle de la boite en zinc ! Qui sait où, et dans quel état, est le cahier ?
Nous restons deux heures à flâner sur le sommet et à identifier les nombreux pics qui pointent de toute part. La vue sur l’Espagne (vallée de la Cinca en particulier) est remarquable : la Peña Montañesa nous attire, on fait des projets. Enfin, on s’arrache à la contemplation et, par des toboggans malheureusement lents et courts à cause de la neige molle, nous retrouvons nos sacs à l’étang Glacé. Auparavant, j’ai recueilli, sur la neige du couloir, mon gilet abandonné à la montée entre deux avalanches, en forme de moufles ! La corniche du col du mont Perdu paraît trop enneigée et nous montons droit sur le Cylindre. De là , une vue plonge sur Tuquerouye, le lac Glacé et le couloir. Mon premier toboggan déclenche une avalanche importante. Il fait très chaud, la neige est très molle et l’heure est peu propice à l’itinéraire que nous devons suivre. Prudemment, nous commençons à descendre le couloir, l’Å“il et l’oreille attentifs au moindre glissement de neige qui nous emporterait en un clin d’œil dans le précipice. Puis, une dangereuse marche de flanc sur le glacier incliné et au-dessus des falaises nous amène au point de « débarquement  » habituel. Les crevasses sont déjà ouvertes. Émotion ; gymnastique délicate et dangereuse et nous passons en toboggans rapides et aussi légers que possible. Le mauvais pas franchi, le toboggan se prolonge agréablement et avec un soulagement aussi moral que physique.
Une courte halte au baraquement construit l’été dernier par les Espagnols. La partie ouest du toit en tôle a été arrachée par la tempête et la neige a envahi le rez-de-chaussée. Un lot important de paillasses et de couvertures se trouvent suspendu aux poutres du palier inachevé du 1er étage. À 17 heures, nous traversons le lac Glacé recouvert de neige. Quelques crevasses strient le lac et, sur ses bords, des poches d’eau d’un vert indescriptible s’allongent, préparant la débâcle. À 17h30, après une rude montée dans la neige, j’ouvre, avec émotion, la porte du refuge. Dieu merci, il est en bon état ; il y a de la paille et quatre couvertures empruntées au baraquement des Espagnols. (Incident de frontière !) Il manque bien le volet du sud, ce qui a fait que la neige occupe la moitié du bat-flanc, mais le reste est sec. On procède au séchage des chaussettes, souliers, etc, que l’on tord ; puis, confection du chocolat à l’eau et sans sucre, et au lit où, malgré le confort relatif et la température agréable, je dors encore moins que les quatre nuits précédentes. J’ai la fièvre à la figure, malgré la couche de charbon que j’entretiens depuis le début ; et, à 3 heures, n’y tenant plus, je vais faire un tour dehors. Robach vient m’y rejoindre et me fait, pendant près d’une heure, un cours d’astronomie pratique et descriptif. La lune éclaire le lac, le mont Perdu et le Cylindre tandis que, au nord, derrière le pic Long, une lueur crépusculaire grandit. (Nous sommes au jour le plus long de l’année, et il est en réalité 2 heures du matin.) On se recouche et, à 8h30 …
20 juin. …Et, à 8h30, nous refermons soigneusement le refuge et dévalons le couloir de Tuquerouye (traces d’isards) où la neige est un peu dure pour se lancer. C’est notre cinquième jour de marche et je n’ai pas encore dormi une heure consécutive ; aussi je suis très fatigué, épuisé par le sac et par un coup de soleil à la figure. Les dernières neiges du fond d’Estaubé sont un calvaire, ainsi que le sentier à travers les pâturages où se montrent quelques moutons. À midi, nous frappons à la grange de Subercaze et nous buvons avidement du lait froid. De là , jusqu’à Gèdre, nous croisons les troupeaux transhumants poussés par des bergers lourdais, tous coiffés de l’affreux et irrationnel béret basque. Halte au chaos d’Héas et chez Fédacou, à Gèdre, où Robach va se faire raser, avant de déguster une grenadine. Rondou, le boulanger de Luz, nous descend en auto à Luz à une vitesse exagérée (7,50 francs chacun) et, à 17 heures, nous prenons place dans le tram de Luz-Pierrefitte où Robach exhibe sans scrupules ses deux rotules à vingt-sept jeunes filles qui ont retenu tout le compartiment. À 21 heures, arrivée à Saint-Gaudens où l’on n’a pas eu, tant s’en faut, le beau temps qui a favorisé ma cinquième expédition dans le massif calcaire.
Remarques sur le texte ci-dessus :
Entre le deuxième col de Millaris et Gaulis coule un jeune rio, issu des versants nord du Marboré. Après un cours de 500 à 700 mètres, il rebrousse chemin par un coude en épingle à cheveux ; le courant devient nul et le rio disparaît. Je ne me souviens pas si cette perte est une voà »te ou une infiltration.
Dans cette même région de Gaulis-Millaris, on voit des entonnoirs, effondrements produits sur un cours souterrain. Peut-être des résurgences artésiennes, comme dans Arazas.
Dans le barranco de Pardina, j’ai entendu un ruisseau coulant sous une pente d’éboulis. Cette eau venait de la falaise de la rive droite et alimentait le rio, tandis qu’à la surface du sol il n’y avait que sécheresse et aridité.
Le rio de la brèche de Roland disparaît, lui aussi et reparaît tour à tour dans les éboulis et les chaos du thalweg. Le rio de Gaulis (celui qui descend de l’étang du mont Perdu) disparaît lui aussi, si mes souvenirs sont précis, à hauteur du grand gradin qui supporte un chaos de marbre noir. (Note de Gilberte Casteret : Depuis cette époque, une coloration à la fluorescéine a démontré que tout ou partie de l’étang Glacé ressort à la grande cascade de Gavarnie, après avoir traversé la muraille sud-nord.) Du porche ouest de la grotte Casteret au rio de la brèche se développe un vallon caractéristique et très marqué ; or, en aucune saison, je n’ai vu dans ce thalweg le moindre filet d’eau. La circulation a lieu, là aussi, sous les éboulis, les rocailles et le lapiaz.
Dans le fond du cañon d’Arazas, à l’origine de la vallée, j’ai vu fonctionner des cônes résurgences dans les prairies (?). L’eau jaillissait en bouillonnant, véritables résurgences artésiennes.
Les résurgences et suintements provenant des eaux du plateau de Fanlo se produisent dans Pardina et Niscle, au même niveau et dans la même strate rocheuse. Dans Pardina en particulier (rive gauche) jaillit une belle cascade et dans Niscle se voit une forte source vauclusienne. (N.C.)
Ascension nocturne
(11 et 12 octobre 1927)
Départ de Saint-Gaudens, avec maman, le 11 octobre, à 8 heures. Gripp à 14h30. À pied jusqu’à Artigues, sacs au dos et piolets. Repos au bord du lac artificiel. Quelques cars pyrénéens grimpent le Tourmalet. À 16 heures, le soleil disparaît. Temps idéal mais température froide à l’ombre. Nous gagnons notre chambre au premier étage de la gare désaffectée qui est maintenant l’Hôtel Terminus. Repos, habillés, sur le lit. 18 heures : très bon dîner (14 francs par tête, sans vin). Au lit, habillés, de 19 heures jusqu’à minuit.
À 0 heure exactement nous commençons l’ascension sous un clair de lune remarquable. Dépôt de l’observatoire, cabanes de Tramezaygues, pont d’Arize à 0h50. Halte horaire un peu plus loin. Clair de lune splendide, température idéale, nuit « russellienne  ». Levers d’Orion et de Sirius ; lune de Jupiter au zénith. Vue du Pic au clair de lune. En atteignant la Pierre Fendue, à hauteur du corral, et en approchant des gorges de Sencours, mal de dents. (Cachet et emmitouflement.) Malgré cet incident, l’ascension se poursuit, magique et sans fatigue. Traversée des gorges sauvages de Sencours dans un silence impressionnant. Le versant nord est tigré de neige qui brille sous la lune.
À 3 heures, lacets de la sortie des gorges. Lever de Vénus, rougeâtre et énorme, à l’est. (Vénus atteint son maximum de grandeur cette nuit.) À 3h30, col de Sencours, halte casse-croà »te (pour maman) en vue de l’hôtellerie et près d’une plaque de marbre blanc scellée sur un rocher. Au clair de lune, nous lisons : « Léon Dufour, naturaliste, a fait sa dernière ascension au pic du Midi le 8 aoà »t 1884, à l’âge de 83 ans.  »
Le dôme de la coupole est très visible. Commencement des lacets. Peu à peu on découvre le lac d’Oncet qui miroite sous la lune. Au col du laquet, échappée sur la plaine, vue des lumières de Bagnères et de Tarbes.
À 5h30 exactement, sommet. Tout l’horizon, à l’est, est barré d’une ligne rouge intense mais il fait encore nuit. La lune descend à l’occident. Jupiter est déjà couché. Vénus est montée et brille d’une lumière blanche éclatante. Froid. À 5h25 les ombres projetées par la lune sont encore supérieures à celles fournies par la lueur crépusculaire. Malgré cela, il fait beaucoup plus clair à l’est et les montagnes sont plus éclairées du côté du levant.
Le froid s’intensifie, il gèle assez fort. Les lumières de la plaine pâlissent. Le lac de Lourdes apparaît ; des brumes marquent les fonds de vallées et, semble-t-il, les agglomérations. La barre rouge, à l’orient, s’illumine et s’élargit, l’ombre de la Terre monte. Le soleil va apparaître vers le Maubermé ou le Crabère qui se silhouettent à l’horizon. Tous les pics sont déjà reconnaissables. Les observateurs circulent et s’affairent sur les terrasses de l’observatoire. À 6h15, lever du soleil, apothéose. Aussitôt, l’ombre du Pic se projette sur des brumes très lointaines, puis l’ombre se raccourcit et se voit nettement. La silhouette du Pic est telle, par rapport au soleil, que l’ombre est aussi régulière que s’il s’agissait de l’ombre d’un cône gigantesque. Une remarque : l’ombre du Pic est beaucoup plus foncée que les ombres des autres montagnes !
Froid de plus en plus vif. Nos provisions (pain, confiture, fromage) sont gelées. Vue illimitée. Montagne Noire visible. À l’œil nu on identifie Montréjeau, Saint-Gaudens, Montpezat, Roquefort. Tour d’horizon à la table d’orientation de Schrader.
À 8 heures, nous descendons à l’observatoire pour visite. Je me présente au directeur, M. Dauzère, qui me reconnaît et me reçoit chaleureusement. (Café !) Présentation à Mme Dauzère. Visite très intéressante et complète de l’observatoire. Présentation à M. Rougier, astronome à Strasbourg, et à M. Hugon, de Toulouse. Chambres, coupole, sous-sols, machinerie, chambre des accumulateurs souterrains, cuisine, provisions, blockhaus, terrasse et… jardins d’essais. Vu à la lunette (grossissement : 15) des traces d’une caravane à la brèche de Roland.
À 11h25, congé. À 12h25, après avoir croisé les caravanes de mulets de ravitaillement, nous déjeunons au bord du lac d’Oncet, au-dessus de la route en construction.
À 14h25, nous rejoignons la route du Tourmalet, à trois kilomètres en amont de Barèges, après avoir « navigué  » un peu dans les pâturages escarpés où un mauvais petit sentier nous avait fourvoyés. Marche interminable jusqu’à Luz sur la route pittoresque qui traverse Barèges et, maintes fois, le Bastan.
Luz à 16h45. (Café.) Départ du tram pour Pierrefitte à 17h15. Saint-Gaudens, 21 heures. Toujours très beau temps.
Rentrés au clair de lune à Mourlon.
(27 et 28 octobre 1927)
Avec Robach et son fils, nous arrivons à Saint-Girons à 8h30. Provisions et visite de Robach chez le Dr. Artigue. M. Fournier, neveu du docteur, se joindra à nous pour l’ascension. À 9h35, départ du tram pour Castillon.
À Castillon, nous sommes rejoints par l’auto du docteur qui nous embarque et nous dépose au débouché de la vallée du Ribérot, à 11h20.
Longue marche parallèle au Ribérot, entre de hautes montagnes boisées.
Quelques granges ; marche à l’ombre. À 13 heures, on traverse le torrent et on arpente un évasement de la vallée ; énorme monolithe. À 15h15, halte déjeuner à la fin de ce clôt, au confluent du Muscadet et du Ribérot. Fond de tableau : le Tuc de Bouc. À droite, plus loin, cascade et vallon qui mène au Barlonguère. À 13h50, on repart, et, à 14h30, on passe devant la « cabane des ours  », abri sous roche divisé en deux compartiments : bergerie et dortoir. À 15 heures, après marche sur rocailles et éboulis, et maintes traversées du torrent, nous atteignons la base de la belle cascade de Nérech, dont on gravit l’escarpement par un sentier en corniche artificiel. Au bas de la cascade, nous nous sommes chargés de bois de chauffage. On a, à main droite, la crête granitique très déchiquetée de Trémul. Plusieurs ressauts dans dos d’âne, une crête herbeuse, le tout long et fatigant, nous mène, à 16h45, en vue de l’étang Rond. Coucher du soleil, arrivée au refuge à 17h30 (six heures dix de marche, arrêts compris), à la chute du jour. Température moyenne, ciel très pur, premières étoiles, couchant rouge.
À l’intérieur, cuisine, feu, aménagements habituels. Le refuge est bien en ordre et bien outillé. Repos, puis veillée au coin du feu. À 11 heures, on installe un grand matelas sur le sol, près de la cheminée, et on se roule chacun, dans deux couvertures.
À 5h30, je donne le réveil et on ne quitte le refuge qu’à 6h35. Dès la sortie du refuge, après les Estagnous, nous apercevons, dans le pâturage encombré de rochers, deux isards peu farouches qui nous observent, s’éloignent, se rapprochent, et finalement restent maitres des lieux, car nous montons sur le Valier par une modeste escalade dans le rocher. (Cristal de roche.) On atteint une combe neigeuse au pied des escarpements d’Eschino d’Ase, dont les parois sont striées de quelques escarpements verglacés.
Deuxième ressaut où l’on découvre le très joli étang Long, Cagire, pic du Midi, Maladeta, etc. À 7h45 nous atteignons le col de Faustin (2650 mètres), encore neigeux, et où se voient de nombreuses traces d’isards. On laisse les sacs et, à 8h15, on touche la tourelle sommitale (2840 mètres) ornée de deux croix, dont l’une en marbre blanc, haute de deux empans, porte une inscription et, d’après la tradition, fut portée par les soins de saint Valier.
Vue splendide et complète, identifications nombreuses : Gavarnie, Luchon, Maladeta, Encantados, Ariège. Du côté de la plaine, avec le monocle Zeiss de Robach, je distingue Ausseing, Montpezat, Saint-Martory, Montespan, Saint-Gaudens, Valmirande, Villeneuve et même Castel Mourlon (bois, champs, maison et métairie, à 40 kilomètres). Vu aussi les coupoles du pic du Midi : 160 kilomètres !
À-pic impressionnant au nord, sur le glacier d’Arcouzan, qui est bien un vrai glacier. Départ à 9h15. Promenade sur la crête jusqu’au deuxième sommet. (Tourelle en ruine.) Puis on dévale jusqu’au col de Faustin, (9h35), où l’on reprend les sacs et que l’on quitte plein sud, par le pas de la Balme. Couloir rocheux enneigé, pont naturel. On débouche sur un plateau incliné neigeux, qui est probablement Eschino d’Ase.
Robach tire au pistolet sur un lagopède posé. Vu trois autres, volant. À 10h25, col de Peyre Blanc que l’on descend, par éboulis et névés. Descente dure et interminable vers le plateau d’Aula où nous sommes à midi. (Déjeuner.) À 12h20, on repart par des lacets qui donnent accès dans la vallée d’Estours, au plan des Artigues. Maison forestière à 12h55 (1065 mètres). Descente à toutes jambes de la jolie vallée d’Estours : forêt, buis, aspect formidable du Valier, vu de là . Enfin nous débouchons sur la route à Couflens de Betmajou. De là , avec Fourier, nous courons jusqu’à Seix, mais trop tard ! (13h30 : l’autobus est parti.) Robach père et fils nous rejoignent. Averti par téléphone, le docteur Artigue vient nous chercher en auto, ce qui nous permet d’arriver à Saint-Girons, juste pour en repartir par le train de 16h40. À Mazères, je descends ; j’atteins Saint-Martory à pied (coucher du croissant de lune sur l’Arbizon) où je dîne et, à 20h06, je reprends le train où je retrouve Robach. Saint-Gaudens - Mourlon à pied.
Étang d’Araing
(30 - 31 octobre 1927)
J’arrive à Saint Girons par le train, à 8h30. Je me rends aussitôt chez le docteur Artigue où tout le monde se prépare. À 9h55 nous filons en auto pour Saint-Lary : M. Castet et son fils, âgé de 9 ans, docteur Artigue, Mlle Artigue, Fournier et moi. Temps très beau. À 10h55, nous descendons de l’auto à Autrech (vallée de la Bouigane) et nous remontons cette très jolie vallée. Teintes automnales variées et splendides. 11h05, embranchement. Montée par sentier par belle forêt jusqu’à un col (cabane) où se trouve une clairière. Déjeuner de 12h50 à 13h20. Encore marche en forêt en écharpe. Vue sur Autrech et la Cournudère d’Arbas, fin de la forêt et débouché dans pâturages à 13h45. Traversée d’un plateau et attaque du Calabasse par versant herbeux, puis mauvais éboulis schisteux. Montée raide jusqu’à la crête, halte sur un ressaut à 14h50 - 15h10. Sommet à 15h40. Vu une perdrix blanche. Tour d’horizon : Cagire, Paloumère, plaine. Vu, à l’œil nu, Castel Mourlon. Repérage de notre itinéraire pour atteindre l’étang d’Araing. Tout l’horizon ouest, de Luchon au pic du Midi, est chargé d’une masse de nuages de mauvais augure. Le docteur Artigue et messieurs Castet père et fils redescendent sur Autrech tandis qu’à 16h20 nous dévalons tous les trois, jusqu’au col de la Terme. De là , on gravit un mamelon couvert de rhododendrons pour redescendre sur un plateau marécageux où dort l’étang d’Uls. La nuit approche et nous surprend en train de chercher le sentier peu apparent, que nous suivons pas à pas à travers éboulis, ravinements mouillés et glacés. Marche longue et assez difficile. Enfin, on débouche entre le col d’Auréan et le lac d’Araing. À la lanterne, on descend lentement et longuement jusqu’au déversoir du lac.
Refuge à 19 heures, à quelques mètres du lac. Nuit étoilée. Corvée d’eau, feu, cuisine. Dehors, le vent se lève et souffle violemment toute la nuit. Nuit blanche sur le bat-flanc, sans couverture ni imperméable, et près de l’âtre à peine rougeoyant. À 5 heures du matin, bruit de la pluie sur la toiture en tôle. Toujours vent, puis long silence. Je sors ; il neige abondamment et les nuages sont bas... À 9 heures, après avoir attendu en vain une éclaircie, nous partons sous la neige qui tombe dru et a déjà blanchi le sol.
À 9h30, courte halte dans une cabane de berger où je relève des marques de troupeaux. Descente rapide de la vallée de l’isard sous la pluie qui a fait place à la neige. Forêt très belle. Notre-Dame de l’isard, où ont dà » dormir le docteur Parant et Mme Fournié. Enfin, petit hameau et arrivée à Sentein à 11h20. Halte et séchage chez Monon et départ à 12 heures pour Saint-Girons dans la camionnette d’un brasseur (20 francs les trois). Traversée de la foire de Castillon. (Quelques costumes bethmalais). Saint-Girons : 13h45 - 14h31. Halte de 15 heures à 20 heures à Saint-Martory. Arrivée à Mourlon à 21 heures, toujours sous la pluie.
(14 et 15 novembre 1927)
14 novembre. Réveil à 5h45, temps nuageux. À bicyclette à la gare. Train. Je retrouve Robach. À Boussens, 0° et neige. Deux heures d’attente avec le docteur Artigue. Enfin, le tram électrique nous emmène à Sentein, par Castillon (jour de foire, quelques costumes bethmalais).
Sentein : 12h40. Bout du Pont : 12h55. Courte halte à 13h35 (première neige) en vue du pont, sous un abri sous roche. La forêt commence de suite après la traversée du torrent. Pont : 13h50. Passage en face de la grande dalle lisse de la rive gauche, à 14h15. Marche en forêt sous la neige, sentier masqué. Pont de l’Isard à 14h22 (1120 mètres d’altitude). Tumulus naturel à 14h40. Cabane de Millaou à 15h50. Vent froid. Corvée de bois et d’eau au bord du torrent (plusieurs voyages dans la neige, chute de Robach), jusqu’à 17h25. Nuit à ce moment. Feu, cuisine. Je reviens à l’eau à 21 heures ; nuit noire et glaciale. À 21h30, coucher dans mon sac pilou, sur bat-flanc et paille. Assez bonne nuit, pas trop souffert du froid, mais zéro degré dans la cabane.
15 novembre. À 6 heures, debout ; feu, cuisine, beau temps. 7 heures, départ. Erreur au début : étant montés trop haut, nous errons dans chaos enneigé ; pénible. Retrouvé le sentier, jalonné par un isard. Dès lors, je « trace  » toujours. Arrivée à l’étang d’Araing à 8h30. Temps superbe ; nous entrons dans le soleil ; nombreuses traces d’isards. À 9h55, ruines d’une cabane dans une combe très neigeuse. À 10 heures, autre cabane, en bon état. Marche de plus en plus pénible. Je force la corniche finale ; col d’Auréan à 10h25. Vue splendide sur les Pyrénées neigeuses. Vent formidable, chasse-neige au sommet du Crabère. Croupe jusqu’au bas de la pyramide et du Crabère.
Ascension proprement dite de 11 heures à midi. 1650 pas très pénibles, vent et froid intolérables. Une demi-heure au sommet avec l’onglée ! (Note de Gilberte Casteret : Suite à une légère opération à la main droite, mon père ne pouvait plus supporter le froid à cette main dont le majeur et l’auriculaire devenaient insensibles et tout blancs dès qu’il était exposé à de basses températures.)
Tour d’horizon, photos. Vu cabanes des mines de Liat. En cinq minutes, je dévale la pyramide ! (Une heure à la montée !) Col à 13 heures, où nous reprenons nos sacs. Nous contournons le Tuc de Bouc par l’ouest (il eà »t été plus rapide de le gravir) et descendons sur l’étang d’Uls (vu deux lagopèdes blancs) où nous buvons au déversoir à 13h45. Cet étang, que nous avons longé il y a quinze jours dans un paysage d’été, est aujourd’hui entièrement glacé et recouvert de neige. Nous le traversons dans toute sa longueur, sur une glace très solide ! Robach ne connaissait pas un tel exemple de précocité pour une telle altitude. On suit le déversoir des marigots du col jusqu’à un vaste plateau au débouché duquel s’ouvre la vallée de Melles. Descente précipitée vers la vallée (cabane neuve : 14h30). Descente par des lacets très serrés et mauvais, jusqu’à la forêt de sapins (15h05). Traversée du torrent à 15h18. Puis, marche interminable tout le long de la vallée. À 16 heures, commencement de la route carrossable. 16h45, Melles. Descente précipitée vers la Garonne et le tram, que nous attrapons, in extremis, à 17 heures... Saint-Gaudens à 21 heures.
(29 Janvier 1928)
Il y a treize ans, j’ai fait cette course avec Gilles Duzac. Aujourd’hui, avec Martial, nous partons de Mourlon à bicyclette à 6h30, par un froid très vif. À Aspet, où nous arrivons à 8 heures, nous déposons nos vélos et, piolets en mains, nous partons pour Pène Nère. Un chemin, qui contourne la montagne de la chapelle et de la tour (passant près d’une immense doline, qui doit être en relation avec le Traou deras Hechos), nous conduit en une heure au hameau de « las Tachouères  » où commence la neige. Un chemin creux monte directement dans la forêt et, en quelques lacets très amples, nous mène à un ensellement d’où nous gagnons l’arête ouest qui descend de Pène Nère. Le temps, beau jusqu’à 8 heures, a changé, et le ciel restera gris et neigeux toute la journée.
À 11 heures, nous escaladons la première dent. Puis, pendant que Martial grimpe au sommet (1373 mètres), je vais visiter, sur le flanc nord, en pleine forêt et dans des falaises, une ouverture de grotte aperçue de loin. Cette « tutte  » insignifiante n’est pas, comme je le croyais, la Grotte des Ours visitée en 1906 par papa. Je remonte vers le sommet qui est une étroite plate-forme où l’on accède par une arête enneigée. Déjeuner et, à 13 heures, nous redescendons sur Aspet en nous attardant à faire des photographies et à essayer de voir un homme qui appelle et qui parle sur le versant ouest de la Husse. Un chasseur de martres, sans doute. Retour à Saint-Gaudens à 17 heures.
(5 février 1928)
Train des skieurs à 6h18, à Saint-Gaudens, avec Martial. À 7 heures, nous descendons à Loures et, à bicyclette, nous gagnons Sacoué, dans la Barousse, au pied du Sacon. 8h15, temps splendide. La neige commence au village. Un chemin de plus en plus enneigé nous fait traverser toute la forêt, jusqu’à une coupe verticale située juste au-dessous du sommet. Une marche des plus pénibles dans la neige, épaisse d’un mètre, nous mène à la limite des arbres où nous nous branchons pour secouer nos souliers et essayer de réchauffer nos pieds glacés. Un court pâturage et c’est le sommet, où nous posons nos sacs sur des pointes de rochers.
Vue remarquable sur la neige (Mourlon à l’œil nu) et la chaîne depuis le Montaigu jusqu’au Saint-Barthélemy. Déjeuner et séance inoubliable de photographies sur le sommet où souffle un vent violent. Nous nous photographions mutuellement dans des poses héroïques et vêtus uniquement de nos chaussures et du sac de montagne !
Arrivés à midi sur cette cime, nous ne la quittons qu’à 15h30. Descente rapide à Sacoué où nous buvons un demi de rouge à 17h10. Retour à bicyclette à Loures, par Gembrie.
(Mercredi, jeudi et vendredi saints ; 4, 5 et 6 avril 1928)
Parti de Mourlon à 5 heures du matin et de Saint-Gaudens à 6 heures. Maman monte à Saint-Martory et nous arrivons tous deux à Sentein, par le tramway, à midi quarante. Temps beau et très chaud. À 13h45, nous faisons notre première halte horaire (à quelques centaines de mètres du rocher surplombant où nous fîmes halte avec Robach, le 14 novembre dernier).
Grâce au beau temps, tous les moutons du pays sont dehors ; c’est une vraie journée de printemps. Mais nous atteignons le premier pont à 14 heures et la montagne nous rappelle que nous ne sommes qu’au début d’avril et qu’il va falloir faire attention. À quelques mètres en amont du pont, une avalanche encombre en partie le torrent qui a creusé, dessous, une arche. Nous entrons dans la forêt de hêtres et, en même temps, dans la neige. Successivement, nous devons franchir dix avalanches qui obstruent le sentier jusqu’au pont de Lizard où nous passons à 15 heures. Nous atteignons la cabane d’Illaou à 15h50, avec un ciel vilain à l’ouest. La soupente de la cabane est encombrée de neige et l’eau ruisselle partout au rez-de-chaussée, même sur le bat-flanc dont la paille est mouillée. Je balaye le grenier de cette neige et nous partons en quête de bois de chauffage et d’eau. Ensuite, on procède à la cuisine et au chauffage, très difficile. À la fin, nous obtenons un bon brasier qui nous permet de sécher nos bas et la paille. À 22 heures, nous nous allongeons pour une assez bonne nuit.
À 4 heures, je sors : temps bouché et pluie. À 6h05, malgré le brouillard et la pluie, nous partons pour l’étang d’Araing. À 7 heures, le soleil fait une apparition timide et nous réconforte, car l’ascension est pénible dans la neige épaisse et molle. Nous observons le rayon vert et violet ainsi que de curieux phénomènes d’optique, en fixant le soleil à travers le brouillard. À 7h45, le déversoir du lac est atteint ; enneigement superbe ; le lac est entièrement sous la neige et le refuge est à 2 mètres sous la neige. Le brouillard de la nuit se stabilise peu à peu et, vers 8 heures, la mer de nuages règne sur toute la plaine et les fjords des vallées, vers 1700 à 1800 mètres d’altitude. Par beau temps et neige un peu molle, nous montons du déversoir au col d’Auréan (8h10 - 9h25) où nous faisons une halte de quarante minutes face à la chaîne enneigée (du Montaigu à Luchon). Vu une avalanche descendant du Mail de Cristal.
À 10h10, nous foulons le sommet du Tuc de Bouc (2282 mètres) et, négligeant l’ascension du Crabère, car la visibilité est médiocre, nous descendons sur l’étang d’Uls que nous traversons d’un bout à l’autre, sans pouvoir délimiter ses rives (10h50). Déjeuner sur un îlot sans neige, face à la vallée de l’isard (11h05-11h35). De là , longeant un déversoir et dévalant une forte pente, nous passons à hauteur d’une cabane du versant de Melles à 12h10. À midi quarante-cinq, après avoir vainement cherché à descendre dans le ravin de Melles, très escarpé et balayé par les avalanches, nous devons, avec une forte chaleur et une neige lourde, faire demi-tour pour revenir coucher à l’étang d’Araing !
À 14h20, nous nous retrouvons au lieu du déjeuner. Pour éviter l’ascension du Tuc de Bouc, je décide de descendre directement vers Notre-Dame de l’isard. Hélas, à 15h45, après une longue descente, la traversée d’un torrent et une marche exténuante dans une forêt de sapins, nous sommes arrêtés par un ravin abrupt où coule le torrent en crue. Il faut coucher sur place ou remonter à l’étang d’Araing. Calvaire formidable dans la neige molle, avec la raideur des pentes et la charge écrasante des sacs. Maman fait preuve d’un cran et d’une endurance extraordinaires. À 17h55, nous atteignons, exténués, l’étang d’Uls et, aussitôt, nous repartons à l’assaut du Tuc de Bouc que nous gravissons pour la deuxième fois de la journée. Sommet à 19h50, dans la nuit. Heureusement, c’est aujourd’hui la pleine lune et, malgré le brouillard, il règne une lueur diffuse. Pas à pas, je suis les traces du matin vers le refuge d’Araing. Nous cheminons longtemps dans la nuit, puis les traces deviennent plus faibles, presqu’invisibles, car elles sont comblées par le vent. Par endroits, elles disparaissent. Angoisse de ne pas trouver le refuge et de passer la nuit à errer dans cette neige ! Les émotions se prolongent, jusqu’au moment où j’entends enfin le murmure du déversoir à quelques mètres. Au-delà du déversoir, autre émotion : nous perdons la trace. Enfin, à 20h45, je trouve le refuge ! Où nous dormirons peu, mais sans avoir froid.
Le lendemain, à 6h10, nous quittons le refuge, après un déjeuner des plus sommaires, car nous n’avons plus de vivres. Descente dans le brouillard jusqu’à Illaou (7h05 - 7h20). Pont de l’isard : 8h15. Le brouillard se change en pluie fine. À Sentein, où nous arrivons à 9h40, nous n’avons que le temps de monter dans le tramway de Saint-Girons qui va partir. À midi, nous déjeunons copieusement à Saint-Girons et nous arrivons à Saint-Martory à 16 heures. Je réintègre Saint-Gaudens à 21 heures, sous la pluie.
(11 et 12 avril 1928)
Avec Élisabeth, départ de Mourlon à 5h30, à bicyclette, pour Saint-Gaudens. Sprint pour prendre le train de 6 heures. À Saint-Martory, Martial nous annonce sa défection. Boussens, Saint-Girons, Castillon où nous achetons le guide du Castillonnais. Départ de Sentein à midi vingt. Beau temps, mais vent violent de l’ouest. Halte à l’abri sous roche (13h30 - 13h40). Pont de l’isard : 14h18. La neige a fondu dans toute la forêt. Les avalanches de mercredi dernier sont presque fondues, aussi atteignons-nous aisément Illaou en trois heures quinze, à 15h45. Vingt minutes de halte et nous repartons pour l’étang d’Araing. La neige ne commence d’une façon continue qu’aux sapins au-dessus du plateau d’Illaou. Neige meilleure que la semaine dernière. À 17h25, nous sommes au refuge. Corvée d’eau au déversoir, vue partielle sur la plaine. Temps incertain, nuageux. Nuit froide, impossible de dormir. De 8 heures du soir à 5 heures du matin, on souffre sur le bat-flanc... Il a neigé dans la nuit, tout est blanc. À 5h30, dehors, on n’aperçoit le Crabère que par instants ; gros nuages rapides, les crêtes et les corniches d’Auréan « fument  ». C’est le chasse-neige. Neige dure, excellente ; soleil à 6 heures. En une heure dix, nous atteignons le col où souffle un vent d’ouest, formidable et fort. Aussitôt, nous longeons la corniche qui relie au Crabère ; nous nous couvrons de tout ce que nous possédons, car le vent est d’une violence extrême (rappelant la même ascension du 15 novembre dernier). Dès le début de la pyramide, je taille des marches au piolet, car la neige est dure et la pente très relevée. Nous marchons lentement, le sommet est souvent caché par les nuages. Subitement, au tiers de la pyramide, Élisabeth est atteinte par le redoutable mal des montagnes. On s’accorde une courte halte sur un étroit rocher enneigé et nous redescendons (8h05). À peine revenus sur la corniche, tout disparaît dans le brouillard qui est monté rapidement du ravin de Moudang. En suivant nos traces déjà nivelées, nous regagnons le col et, de là , le refuge (9h20). À ce moment, le ciel est redevenu d’azur et le Crabère se détache, superbe. Nous ne pouvons que le photographier. À 9h40, les sacs sont bouclés et nous descendons sur Illaou, esquissant quelques petits toboggans dont le plus réussi nous fait dévaler sur le plateau d’Illaou, à la grande frayeur d’un troupeau de moutons qui est là depuis le matin, et... au grand détriment de la culotte d’Élisabeth !! Le berger, attiré par cette panique, sort de la cabane et se montre très étonné de notre passage.
Pont de l’isard, 10h45. Pont, 11h25. Sentein, midi vingt. Déjeuner chez Moune. Départ à 13h50. Mazères. Saint-Martory, à pied, à 18 heures.
(26 - 29 mai 1928)
Samedi 26 mai (veille de la Pentecôte). Maman et Martial étant arrivés la veille à Mourlon, nous partons de Saint-Gaudens, via Luchon où le train nous dépose à 14h30, après un voyage en compagnie de Guisard, Roux, et un ami qui vont coucher à Espingo pour faire le Crabioules. Provisions de vivres et de pain et, à 15 heures sonnantes, nous prenons la route de l’Hospice de France sous un soleil de feu. Le lit de la Pique est jalonné de nombreux travailleurs qui, depuis 1925, aménagent et déplacent les rives du torrent. À Ravi, nous avons l’aubaine de trouver la voiture d’Haurillon, qui monte à l’Hospice. Nous y empilons nos sacs et, malgré cette délivrance, nous n’arrivons à l’Hospice qu’à 19 heures, après une marche pénible par temps très orageux qui ramollit les jambes. La route était pourtant excellente et la forêt splendide mais, étant à jeun depuis 8 heures du matin, nous arrivons « groggy  ».
Un bain, pris avec Martial dans la Pique, sous les yeux effarés de deux Luchonnais, nous rend quelque vigueur et nous permet de patienter jusqu’à l’heure tardive du dîner, confectionné par Odon Haurillon qui est descendu des pâturages du Campsaur avec son troupeau. Tous les soirs, on doit faire redescendre les moutons à cause des ours qui rôdent. Après le tourin, les frites et la saucisse, nous étrennons les chambres de l’Hospice, qui n’ont encore hébergé personne de l’année.
Dimanche 27 mai. À 5 heures, je sonne le réveil. On s’équipe, on absorbe, en se forçant, quelques bouchées, on siffle un quart de café et, à 6 heures, sans déranger personne, nous refermons derrière nous la porte de l’Hospice. Suivant le conseil de M. Soubiron et d’Haurillon, nous renonçons à passer par le port de Vénasque, à cause des avalanches, et nous prenons le sentier du port de la Picade. On remonte la Pique et, par de bons lacets, on atteint le plateau de Roumingau où nous faisons halte, à 7 heures, au pied du poteau indicateur : Entécade-Picade. La première des nombreuses avalanches de la journée se produit sur le versant nord du pic de la Pique qui, d’ici, fait un effet fantastique. La journée s’annonce radieuse, le moral est élevé. Le sentier nous conduit jusqu’aux premières neiges où il disparaît. Quant à nous, nous prenons contact avec cet élément, sur lequel nous allons vivre trois jours entiers. Avant que le soleil ne vienne nous aveugler, nous nous noircissons au charbon, sauf maman, qui fait l’essai d’une voilette. À 9 heures, nous sommes au col de Pouylané où nos regards plongent dans la vallée d’Artiga de Lin. De ce port au sommet de l’Escalette, nous suivons la crête frontière, ornée de belles corniches de neige. Des traces d’isards coupent la monotonie de la neige. Deux lagopèdes s’envolent bruyamment. Sommet de l’Escalette à 10h40. D’ici, on aperçoit le col de la Picade qui nous paraît bien lointain, très neigeux et peu facile.
À midi, après le pittoresque passage du pas de l’Escalette, un toboggan et un cheminement dans le thalweg encombré d’avalanches, dont certaines dévalent sous nos yeux, nous déjeunons sur un îlot rocheux. Soleil de feu, dans un cadre polaire. À midi et demie, nous franchissons la corniche du col de la Picade et dévalons rapidement dans une neige malheureusement molle. Les Monts Maudits sont maintenant sous nos yeux : enneigement considérable, impression de grandeur et de sauvagerie inoubliables. Le Plan des Étangs est lui-même en partie neigeux et quelques étangs gelés. Nous cherchons de suite la Rencluse, peu visible au premier abord. Sa vue nous rassure et, par toboggans successifs, nous glissons jusqu’à la vallée de l’Ésera. À 14 heures, nous faisons une très longue halte sur la rive glacée d’un petit lac enchanteur. Maman et Élisabeth, allongées sur le granit, font sécher leurs fonds de culotte (rançon des toboggans), tandis qu’avec Martial nous faisons une immersion avec photos justificatives dans l’eau glaciale. On suit avec intérêt les transformations d’un gigantesque cumulus qui coiffe la Maladeta. Puis, en route pour la Rencluse.
Des cascatelles, des ruissellements, des lacs, des mares, du roc, de la pelouse, des arbres gigantesques, dont beaucoup étendus et blanchis : tel nous apparaît le Plan des Étangs, qui me fait une impression profonde. Nous sommes bien en Aragon... Un dernier coup de collier et, toujours par des pentes fortement enneigées, et sous un soleil aragonais, la Rencluse nous apparaît : bâtiment neuf, vaste, mais barricadé à l’espagnole ! On se hâte vers l’abri ouvert toute l’année. Hélas, ce n’est pas une façon de parler, car la porte et la fenêtre sont largement ouvertes ! À l’intérieur, la neige atteint 1,15 m d’épaisseur. Fort heureusement, le bat-flanc est sec. L’inspection faite, nous sommes attirés par l’aspect curieux du gouffre de Turmon, où nous faisons provision d’eau, par l’ancienne cabane, blottie sous un surplomb, et par la nouvelle chapelle dont l’architecture est énigmatique. Revenus au refuge, il faut déblayer la porte et la fenêtre afin de pouvoir les fermer pour la nuit. Sommeil forcément entrecoupé, mais la température que nous avions redoutée à l’avance, n’est pas trop basse.
Lundi 28 mai. À 4 heures du matin, tout le monde se lève ; on procède aux préparatifs habituels ; la majeure partie de nos paquetages restera ici. À 5h10, par beau temps et température à peine fraîche, on quitte la Rencluse en remontant le torrent du lac de Paderne, invisible et insoupçonnable sous la neige. À peine arrivés à un premier ressaut où le soleil nous surprend, Martial subit un malaise qui le handicape jusqu’au col Coronas. Toujours dans la neige déjà molle et dans un air assez lourd, nous montons jusqu’à la première échancrure, au nord du pic de la Rencluse, mais ce n’est pas le Portillon inférieur. Martial ne va pas du tout ; le débarquement sur le palier est difficile. Petit moment de découragement. Enfin, à toute crête de granit où évoluent quatre ou cinq tichodromes, puis par une marche de flanc exténuante, j’atteins, suivi de la caravane, le vrai Portillon inférieur. Il est 8h40. Martial s’affale contre un rocher. Le Néthou paraît au loin, séparé de nous par un immense tapis blanc dont nous ne voyons pourtant pas la moitié. Aussi l’espoir renaît-il et nous commençons, sur la glace entièrement invisible sous la neige, une longue et pénible marche sur la neige molle. Les ondulations se dévoilent et se déroulent avec une lenteur et une constance désespérante. Enfin, nous relayant tous les cinq cents pas, avec arrêts tous les cent pas, nous atteignons le col Coronas en foulant des avalanches tombées des corniches du pic Coronas. Il est midi passé. Il fait une chaleur étouffante, à croire qu’on va tomber d’insolation. Juste au col, le vent est au contraire violent et nous déjeunons un peu en contrebas, assis sur les piolets, tout en devisant de l’assaut final, car nous sommes au pied du dôme. À 12h35, laissant les sacs au pied du col, dans un trou creusé dans la neige (à cause du vent), nous gravissons le dôme, puis les ressauts aériens proches du but et, subitement, je découvre la tourelle du sommet et le Pont de Mahomet qui est malheureusement enneigé et orné de corniches redoutables. Il est 13h15. (Huit heures de marche depuis la Rencluse !) Force est de rester là ! La vue est d’ailleurs immense et claire, sauf à l’ouest. Nous scrutons les pics lointains et les abîmes voisins. Le kodak ne chôme pas. La température est idéale mais, depuis le dôme, quelques écharpes de nuées courent sur nous, venant du sud-ouest.
À 14 heures, demi-tour, et, dix minutes plus tard, grâce à trois toboggans, nous reprenons les sacs au col. La retraversée du glacier est aussi fastidieuse qu’à l’aller et la neige lourde ralentit notre marche. Le soleil est toujours aussi ardent et les lunettes jaunes ne suffisent pas à protéger les yeux.
À 16 heures, Portillon inférieur. Nous reprenons, sous un bloc, les pèlerines, imperméables et cordes cachés là à la montée. On peut aussi, enfin, boire une timbale chacun, à un ruissellement qui coule goutte à goutte. Malgré les pentes impressionnantes qui plongent sur la Rencluse, il est impossible de faire le moindre toboggan et nous ne réussissons qu’à nous mouiller copieusement en descendant à deux kilomètres à l’heure sur un glissement de neige péniblement provoqué.
Rencluse à 17 heures. (Donc, journée de douze heures de marche harassante.) Corvée d’eau, corvée de feu et de fumée, cuisine. La fumée brà »le cruellement les yeux sensibles. Je bois plusieurs marmites de bouillon bouillant et plusieurs bouteilles d’eau glacée. On fait sécher les effets mais, finalement, on est contraint d’éteindre le feu en jetant le bois enflammé dans la neige.
On se couche à 22 heures. À minuit, personne n’a encore dormi. J’allume, et nous constatons sur nos visages l’Å“uvre des « coups de soleil  ». Élisabeth a la figure tuméfiée et des lèvres formidables. Martial aussi. Maman, grâce à la voilette, est indemne. Dehors, temps couvert, quelques gouttes de pluie. À 2 heures, je reviens dehors, très anxieux du temps qu’il fera car, dans le brouillard, nous ne pourrions pas rentrer à l’Hospice de France. Le temps est toujours doux.
Mardi 29 mai. À 3 heures on se lève, on confectionne le dernier café, on bourre les sacs. Élisabeth, affreusement défigurée, souffre beaucoup. À 4h10, y voyant à peine pour se conduire, on quitte le refuge à la lueur d’une bougie plantée dans la neige. Celle-ci, toujours molle, nous interdit les toboggans. La traversée du Plan des Étangs est compliquée ; on franchit toujours des ressauts et des ravines. Enfin, tirant toujours au nord-ouest, nous sommes en vue du sentier qui va de Vénasque à Luchon. Les nuages baissent, la brume s’avance, il pleut. Peu à peu, le temps s’arrange et, tandis que nous montons les lacets, le soleil se lève. Heureusement, nous sommes à l’ombre pour longtemps, car les coups de soleil font cruellement souffrir. Martial, et surtout Élisabeth, sont impressionnants avec leurs faces charbonnées et les lèvres distendues ; on dirait un couple de Noirs. Une montée laborieuse et continue nous fait atteindre, à 7h25, le col de la Picade où nous entrons dans le soleil aveuglant. Le vallon de la Picade est vite parcouru, et nous faisons une halte-repas avant le pas de l’Escalette qui est facilement escaladé. De là , négligeant le sommet de l’Escalette, nous coupons en ligne droite pour rejoindre, plus loin, la crête frontière. (Lagopèdes.) On laisse aussi, à droite, le col de Pouylané et nous nous hâtons vers les pâturages de Roumingau où le brouillard nous enveloppe. Grâce au sentier, nous ne sommes pas inquiets. Je ramasse une rémige de vautour. Halte, à 10 heures, au poteau Entécade-Picade, toujours dans le brouillard. Hospice à 10h45. On s’enferme dans les chambres pour procéder à la toilette, laborieuse et douloureuse. Peu à peu, le charbon s’en va pour découvrir des faces bouffies et rougies. Maman et Élisabeth s’allongent sur les lits en attendant le déjeuner, puis elles remontent se coucher, tandis qu’avec Martial nous allons dormir sur l’herbe, sur la rive gauche du torrent. Le brouillard et la pluie arrivent. Nous avons la visite d’une famille d’Anglais et, plus tard, de cyclistes anglais, sans oublier un cavalier... anglais qui est venu déjeuner au bord de l’eau. On dîne tard avec Haurillon père et fils et un berger, et on se couche à 22 heures.
Mercredi 30 mai. C’est à cause d’Élisabeth, trop défigurée, que nous sommes restés ici hier et que nous n’en partirons qu’à midi trente, après une soupe et des sardines. Par une température toujours sénégalienne, nous regagnons Luchon où nous faisons notre entrée à 15 heures pour prendre le train de 15h40.
À Saint-Gaudens, j’ai l’honneur d’être interpellé, sur le boulevard du Midi, par un policier qui me demande si je suis Français !! Toujours sous un soleil implacable auquel on ne s’habitue pas, nous arrivons enfin à Mourlon.
À 21 heures, d’un coup d’auto, nous portons maman et Martial à la gare, direction Toulouse.
(Note de Gilberte Casteret : De quel bois étaient-ils donc faits et où allaient-ils puiser une telle énergie ?)
(12-14 juillet 1928)
Avec Élisabeth et Édouard de Crozefon, nous quittons Saint-Gaudens à 8 heures, par le train. Arrivés à 10 heures à Luchon, nous allons aux provisions et déjeuner au parc des Quinconces.
À 13h30, l’autocar nous emporte vers les granges d’Astau, par temps orageux. À Castillon, il pleut. À Astau, la pluie a cessé et cela nous permet d’atteindre le lac d’Oô en une heure, sans avoir trop chaud. Au lac, où nous faisons la halte traditionnelle, nous sommes accueillis par un vent très violent. Le lac clapote et les crêtes des petites vagues sont blanches.
À 15h45, on repart. Nous dérangeons des amoureux, je tue une vipère. (Note de Gilberte Casteret : Le lecteur pourra être étonné, à la lecture de ces textes, du nombre de vipères que N.C. a trucidé dans sa vie. N’oublions pas qu’à cette époque la vipère était donnée pour un animal nuisible et que ce genre de choses était communément admis.) Nous croisons deux touristes et nous arrivons au col d’Espingo à 17h15, sans autre incident.
La grande cascade d’Oô était superbe. Au refuge, nous prenons possession de trois matelas et, sans tarder, on se dirige vers le lac où Élisabeth se baigne. Dans la cabane qui lui a servi de vestiaire, sur le plancher de la cheminée : un lit de mousse, avec cinq petits Å“ufs blancs. Du lac d’Espingo, remontant le torrent, nous allons au lac Saounsat où Péret et son aide tendent un traversier. Le temps s’est remis au beau, il fait doux, et nous rentrons au refuge pour cuisiner et dîner. Travaillé par un mal d’estomac tenace, je fais triste figure. À 21h30, allongés sur les matelas, nous commençons une nuit assez agitée, comme de coutume, pour nous lever à 3h30.
Vendredi 13 juillet. À 5 heures, après le petit déjeuner, on part. Temps beau et tiède. À 6 heures, nous passons la coume de la Baque enneigée et, par le torrent du lac Glacé, très enneigé, nous atteignons la nappe, presque complètement encombrée de glaces flottantes. (Vu un lagopède.) Une pellicule de glace transparente recouvre l’eau verte. Il est 7h30. Au moment de nous engager sur l’arête de glace de la rive, un gros glaçon s’en détache et plonge dans le lac dont les aiguilles de glace se brisent en un bruit de vaisselle. Nous passons et, à 8 heures, surplombant le lac, nous faisons une courte halte casse-croà »te. La montée du col de Lytayrolles est vite enlevée. Peu de neige, sauf au sommet que nous atteignons à 9h20, par un temps superbe. (Une trace d’isard fraîche).
Les sacs déposés sous le gros barrage de blocs, nous atteignons la cheminée terminale et, après quelques variantes involontaires, nous prenons pied sur le sommet (10 heures). Tour d’horizon, visite à la boite aux lettres, photos. Puis, malheureusement pressés par le temps et par des nuées orageuses qui planent sur les Monts Maudits, nous descendons pour déjeuner au col. Pendant notre repas, un vautour passe en planant à hauteur du Crabioules. À midi, nous longeons la muraille du Crabioules et, foulant le glacier invisible sous la neige, nous gagnons le col des Crabioules, en partie garni par une langue de neige ferme qui en facilite l’ascension. Au col (midi trente), repas, photos et en avant vers la Rue d’Enfer. Toboggans gigantesques, puis chaos de granit, gispet (herbe très glissante ; note de Gilberte Casteret) ; pentes de plus en plus escarpées et falaises nous empêchent de descendre au Clot des Piches.
- 13 juillet 1928. Élisabeth Casteret et Édouard de Crozefon au sommet des Crabioules. (Collection Casteret)
L’orage gronde ; on remonte vers Pratlong ; on louvoie ; on descend ; et, après bien des pas à l’aventure, je trouve le sentier, à peine visible et en voie de perdition. Le torrent de la Rue d’Enfer est rapidement sauté et nous nous hâtons, Élisabeth en tête, vers le but. L’orage s’installe au-dessus de nous, il tombe quelques gouttes. À 17h15, granges du Lys, puis marche forcée sur Luchon. Entre Ravi et Castelviel, l’orage crève et nous inonde. La traversée de Luchon paraît interminable jusqu’à la gare ; il y a quinze heures que nous marchons (19h45). Le train est parti depuis sept minutes ! Il faut se résigner à n’atteindre que Montréjeau où nous tombons dans le lit, bercés de sonores clairons qui, sur la place de la gare, nous rappellent que c’est demain le 14 juillet !
Samedi 14 juillet. Retour sans histoire à Saint-Gaudens à 10 heures. Édouard est arrivé ici par le train précédent. En ouvrant le journal, je lis que l’on vient de découvrir les Espagnols disparus au port de Vénasque en décembre dernier.
Première ascension avec Martial Casteret
(27-30 décembre 1928)
Jeudi 27 décembre. Départ de Saint-Gaudens avec Martial. Arrivée à Bagnères à 10h30. Temps beau, visibilité parfaite. Nous allons aussitôt chez M. Dauzère qui nous donne toutes les indications pour l’ascension (les porteurs sont justement en train de gravir le Pic), nous fait l’honneur de visiter l’observatoire et nous retient à déjeuner. À 15h40, nous prenons congé de M. et Mme Dauzère et le tram nous dépose à Gripp à la nuit. La neige est tombée ici il y a une semaine et il en reste encore. Avant l’excellent diner que va nous servir Mme Brau (10 francs), nous nous promenons sur la route glacée. À 19h30, les trois porteurs arrivent ; ils n’ont mis que deux heures quarante-cinq pour descendre de l’observatoire. À 21 heures nous sommes au lit et à minuit je sonne le réveil.
Vendredi 28 décembre. À minuit quarante-cinq, nous quittons l’auberge de Brau par un clair de lune splendide. Nous marchons d’une traite jusqu’à Artigues où nous chaussons les skis, enlevons chandails, gilets et vestes, tant il fait doux, et mangeons une boite de pilchards. (NDLR : grandes sardines de la Manche.) Il est 2 heures. Par neige bonne et clarté suffisante, quoique la lune soit voilée, nous passons devant les cabanes de Tramezaïgues ensevelies sous la neige. Les traces des porteurs nous montrent la bonne voie qui consiste à passer à droite du mamelon d’Arizes pour éviter le défilé dangereux de l’Adour d’Arizes.
Nous arrivons facilement au pont, où nous perdons la trace, et l’ascension commence. Le sentier est souvent indiscernable mais mes souvenirs de l’ascension nocturne du 11 octobre 1927 (NDLR : voir plus haut) y suppléent et nous arrivons sans encombre à la Roche Fendue à 3 heures du matin. La lune se cache toujours dans les nuages qui roulent de l’ouest et envahissent tout le ciel. Malgré cela, la visibilité est suffisante et la température extraordinairement douce pour la saison. Nous avons chaud ! Il faut boire. Nous retrouvons ici la trace des porteurs, qui sont passés par le fond d’Arizes, mais nous la perdons aussitôt. On s’élève dans les gorges de Sencours. Les skis nous rendent de grands services. À moitié gorges, un ressaut nous retarde et nous fatigue. Ici, le vent se fait sentir, il faut se couvrir. Au point du jour, nous atteignons le haut des gorges et passons le col. Enfin, nous voyons l’hôtellerie, enfouie sous la neige, le câble et l’observatoire.
À 8 heures, j’atteins le premier poteau du câble où nous attendent les crampons. Martial lutte depuis la Roche Fendue avec un essoufflement pénible et tenace. Nous quittons les skis que nous plantons dans la neige attachés au poteau (mes bâtons m’échappent et glissent jusqu’en bas) et nous chaussons les crampons qui vont nous être utiles dans la neige dure.
- 28 décembre 1928, pic du Midi de Bigorre. Martial Casteret, frère de Norbert, s’aide du câble fixe dont se servaient les porteurs du Pic pour parvenir à l’observatoire. (Collection Casteret)
À mesure qu’on s’élève, le vent est de plus en plus violent et froid. Aux « Rochers noirs  », Hugon vient à notre rencontre et nous offre du thé chaud. Tous trois, nous montons de conserve la rude pente et nous prenons enfin pied sur la terrasse de l’observatoire ; et sans nous arrêter nous allons au sommet du Pic pour jouir du coup d’œil car le temps va se gâter. (Huit heures, depuis Gripp.) Le temps se couvre et nous voyons disparaître rapidement le Balaïtous, le Vignemale et Gavarnie, mais, sur la plaine, la visibilité est exceptionnelle : on voit à l’œil nu la montagne Noire, et même le sommet de l’Espinouse, dans les Cévennes, à 250 kilomètres.
Nous rentrons à l’observatoire où nous faisons la connaissance de Dastugue et Puyo. Puis, sous la conduite de Dastugue, nous visitons tout l’observatoire.
Déjeuner : potage vermicelle, pommes de terre et choux bouillis, beefsteaks, fromage, beurre, confiture, café, cigares (pain du Pic), vin. Jusqu’à 17 heures, le brouillard règne puis se lève un peu, nous permettant de faire une sortie sur la terrasse. On se tient au bureau.
Diner : potage vermicelle, filets de sardines, petits pois et viande, pommes de terre à la paysanne, dessert.
À la nuit, nous allons au blockhaus. La lune éclaire la chaîne enneigée. Vu les lumières de Bagnères, Tarbes, Tournay, Lannemezan, Montréjeau et Saint-Gaudens. Température : -10 degrés.
Martial couche dans une chambre du couloir principal, moi dans celle de M. Devaux. Avant de me coucher je me mets à la fenêtre et je scrute la nuit claire. Je songe qu’il y a de longues années que je désirais coucher au Pic.
Samedi 29 décembre. À 6 heures du matin je me lève rapidement pour voir la fin de la nuit et le lever de soleil depuis la terrasse. Je traverse le couloir où tout dort encore et je sors par l’escalier du poulailler. Le vent d’ouest est toujours violent et glacé, la nuit s’achève, la lune pâlit et, à l’ouest, on voit déjà un liseré rouge.
J’erre sur la terrasse, d’un bord à l’autre, comme sur un navire. De temps en temps, je m’abrite de la violence du vent derrière un bâtiment ou dans le blockhaus près duquel le thermomètre marque un minimum nocturne de -10 degrés.
À 7 heures je vais réveiller Martial et à 7h30 nous assistons à un beau lever de soleil. La plaine est cachée sous une mer de nuages livides. Le cylindre du Marboré est le premier pic frappé par l’Alpenglühn. Le sommet du pic du Midi montre aux premiers rayons du soleil une belle couleur mauve. Nous rentrons pour déjeuner et ressortons aussitôt pour faire une séance de photographies au cours de laquelle nous montons jusqu’au sommet du Pic. Nous assistons aux évolutions d’un aigle, de corneilles et de pinsons des neiges qui fréquentent les abords de l’observatoire. Le brouillard vient noyer toutes choses et interrompre notre séance.
À 11 heures nous déjeunons et, à 12h30, nous prenons congé du personnel et commençons la descente du câble, en crampons. Au fond du câble, nous laissons les crampons et, reprenant les skis, nous commençons une descente qui n’est qu’une série de « bà »ches grotesques  ». Est-ce le manque d’entraînement ou l’état de la neige ? Mais nous sommes constamment à nous relever !
À moitié gorges, Martial fait une mauvaise chute sur un bloc de glace et, dès lors, il se traîne. Je prends les devants et arrive par mauvaise neige au pont d’Arizes. À partir d’ici la neige est meilleure et nous réussissons enfin à nous tenir sur nos planches. Nous devons déchausser au viaduc et, à 15h30, nous sommes chez Brau. Le tramway tamponne des voitures vers Campan et nous manquons le train de Tarbes. Sous la pluie, nous allons dire aurevoir à M. et à Mme Dauzère. Nous trouvons une excellente chambre à l’Hôtel Terminus. Et, le lendemain, dimanche 30 décembre, nous rentrons à Saint-Gaudens. À 10h30, nous sommes à Mourlon, à 11 heures à la messe, et, l’après-midi, nous allons avec toute la famille chez les Coulon.
Deuxième ascension avec Élisabeth Casteret
(21-24 Janvier 1929)
À 11 heures du matin, nous partons de Saint-Gaudens avec nos skis. Élisabeth inaugure son complet d’homme, en cadis, qui lui va fort bien, et la protège mieux du froid et de la neige que la jupe, à laquelle elle a mis longtemps à renoncer. Déjeuner à Tarbes, à midi trente, où nous faisons de maigres provisions, plus une douzaine d’Å“ufs et des bananes pour les observateurs.
À Bagnères, nous avons juste le temps d’aller saluer M. et Mme Dauzère, et, à 16h30, le tram, qui ne peut aller plus loin à cause de la neige, nous dépose à Sainte-Marie-de-Campan. À pied et à skis, nous gagnons Gripp à la nuit, après avoir croisé quelques rares indigènes et traineaux. C’est lugubre. Mme Brau, complètement démunie, ne peut nous offrir que la soupe et du jambon frit. À 1h30 nous sommes au lit, où nous dormons fort mal, jusqu’à 3 heures.
À 4 heures nous chaussons les skis devant l’auberge, au moment où la lune vient de se coucher. Lentement, sur neige un peu ferme, nous atteignons l’usine électrique, toute illuminée dans la nuit, Artigues, à peine distinct, et le dépôt du pic.
De là jusqu’à Tramezaïgues et le col du mamelon d’Arizes, la nuit sombre et la neige dure rendent difficile et pénible l’ascension. Il faut déchausser pour atteindre le col où le point du jour nous éclaire. Nous arrivons au pont d’Arizes au moment où l’Alpenglühn flamboie sur le sommet du Pic. La température est presque aussi douce que le 28 décembre dernier et la neige un peu meilleure.
Le pont est laissé à gauche et nous remontons la rive gauche de l’Adour sur bonne neige, nous fiant aux poteaux du téléphone et aux traces assez indistinctes des ravitailleurs de la semaine dernière. (Vues, en particulier, les traces d’Hugon qui a fait une descente exténuante de huit heures.) Enfin, on traverse l’Arizes sur la neige et on commence à s’élever sérieusement vers un couloir long et raide qui doit nous amener à Pène Blanque (c’est-à -dire un peu au-dessus de la Roche Fendue). Le soleil nous surprend en train de progresser par petits lacets serrés dans le couloir. Un peu plus haut, nous atteignons une forte avalanche, où nous pouvons déchausser les skis et finir la grimpette en marchant sur les mottes et les « boules  » de neige amoncelées.
À 10 heures, le couloir est gravi. Soleil éclatant, température idéale, neige bonne. On s’engage aussitôt dans les gorges, à l’ombre du fier rocher de la Picarde.
À 11 heures, au tournant de la coume, j’aperçois les fils du téléphone coupés entre le 24ème et le 25ème poteau qui sont accrochés aux flancs de la crête de Sencours. Jusqu’à midi, je travaille à réparer avec du gros fil de fer galvanisé que je prélève au poteau 24 où il sert de tendeur.
(Note de Gilberte Casteret : Mon père a été téléphoniste sur les champs de bataille, pendant la guerre de 1914.)
À midi on repart. Nous n’avons presque pas mangé depuis 4 heures du matin. Les forces faiblissent et, cependant, le col de Sencours approche et demande un fort coup de collier.
À partir du col, nous trouvons une neige lourde et mouillée qui nous détermine à monter à skis. Lentement, nous dépassons la « Roche aux Crampons  » où nous voyons une paire de skis plantés dans la neige. Puis nous faisons des lacets pénibles et dangereux sur des pentes de plus en plus redressées. De guerre lasse, car nous ne progressons que fort lentement, nous rejoignons le câble aux Roches Noires. Les skis et bâtons sont solidement arrimés à un poteau, nous nous encordons, et le calvaire commence.
Sans crampons sur la neige glacée, dans le brouillard et le froid qui surviennent, nous sommes vite épuisés. Au sommet des Roches Noires Élisabeth a recours à la fiole d’alcool et repart courageusement. Poteau par poteau, je m’élève lentement et je hisse Élisabeth. C’est sà »rement l’inanition qui est cause de notre fatigue. On essaie de compter les poteaux qui nous séparent du sommet. Le temps se gâte. Il n’y a aucun espoir que les observateurs nous aperçoivent et nous portent le thé traditionnel.
De temps en temps, des échappées vers le bas nous montrent cependant que nous sommes à une hauteur considérable. Les arrêts sont aussi pénibles que la marche à cause du vent glacial. Enfin, la Roche du Midi est dépassée. Nous sommes un peu abrités du vent. Cela se ressent aussi sur la neige, qui, de trop dure, devient molle. À 16 heures nous atteignons le dernier poteau et nous dirigeons vers le blockhaus. Je glisse sur les fondations de la tour et heurte violemment avec la tête. La porte du blockhaus est fermée intérieurement. Nous pénétrons dans la place par la porte du poulailler pour surprendre Dastugue dans le couloir de l’observatoire. Devaux accourt ainsi que le cuisinier Benqué. Tous sont stupéfaits et agréablement surpris de notre visite. Les sacs tombent des épaules. On s’assoit près du poêle : Mme Norbert Casteret vient de faire la première ascension hivernale (féminine) du pic du Midi. L’ascension a duré douze heures, dont une heure a été consacrée à la réparation du téléphone.
- Élisabeth Casteret au cours de sa première ascension féminine hivernale à skis du pic du Midi de Bigorre, le 22 janvier 1929 (Collection Casteret)
Le temps est nuageux. Cependant, après le dîner, nous allons au blockhaus pour voir le clair de lune. À la veillée, Devaux nous raconte sa découverte de la grotte de Gavarnie et nous en montre des vues. À 21h30, nous nous couchons dans la belle chambre de M. Dauzère. À minuit, le vent, la neige et le brouillard enveloppent le Pic. C’est le début d’une tourmente qui durera jusqu’au coucher du soleil du lendemain.
Après une nuit réparatrice, encore qu’agitée par la crainte du mauvais temps pour la descente, nous passons une journée agréable, en grande partie au bureau. Le baromètre baisse, le téléphone, quoique réparé, est muet. (Nous saurons, le lendemain, que c’est parce que Brau l’a débranché.) Je lis « 100 ans aux Pyrénées  ». Je vais réparer l’anémomètre avec Devaux. Nous déblayons « la chambre des députés  » où la neige s’est engouffrée par une fenêtre ouverte. Visite de l’observatoire. Repas. Thé. Au coucher du soleil, les nuages s’éclaircissant, le temps semble revenir au beau. Nous sortons un moment sur la terrasse
À 21 heures, clair de lune splendide, vue sur la chaîne et la plaine. À 3h30 du matin, je me lève pour contempler les montagnes sous la lune. Je braque mon kodak par la fenêtre ouverte et je me rendors jusqu’à 5h15, pour fermer l’appareil et la fenêtre. À 7 heures, nous sommes au blockhaus pour assister au lever du soleil puis, après le petit déjeuner, nous montons au sommet avec Devaux et faisons une séance de photos sur la terrasse. Devaux bat le record avec cinquante-deux instantanés d’Élisabeth !
À 10h30, dà »ment encordés et couverts, car le brouillard et le vent règnent à nouveau, nous descendons le câble. Devaux ouvre la marche, Élisabeth suit et je fais l’arrière-garde, tenant Élisabeth en laisse. Descente longue et délicate aux Roches Noires car la neige est très dure et personne n’a de crampons. On retrouve les skis et on commence une série de descentes agréables, la neige étant subitement très propice. (Midi.) Devaux, qui a recueilli ses skis à « la Roche aux Crampons  », nous escorte jusqu’au col de Sencours où ont lieu les adieux. La descente des gorges est un ravissement et nous stoppons à 13 heures au jardin botanique de Pène Blanque pour tirer une photo. Nous sommes toujours quelque peu dans les nuages. À flanc, nous allons descendre par l’itinéraire du sentier muletier, mais des avalanches descendues hier nous déterminent à faire demi-tour et à remonter jusqu’à l’origine du « rapaillon  », que nous descendons en partie sur l’avalanche remontée l’avant-veille.
À partir du bas d’Arizes nous constatons que la neige a beaucoup fondu. Les petits ravins, enneigés à la montée, sont maintenant dégarnis et le versant de la rive droite balayé par de nombreuses avalanches. En aval du pont d’Arizes, les avalanches ont obstrué le torrent qui s’est creusé un pont dessous. La neige est gelée par endroits, rendant notre allure capricieuse et incertaine. Au-delà du mamelon d’Arizes, nous glissons accroupis dans une zone accidentée, pour arriver à Tramezaïgues en une glissade longue et rapide. Sur la petite passerelle, je tire la dernière photo au coucher du soleil
À 11h55, nous rejoignons la route au dépôt et, dans une marche glissée accélérée, nous atteignons Gripp à 15h30. (Cinq heures à la descente.) Là , après les félicitations émues du vieux « Jean de Gripp  », qui a ravitaillé le pic durant trente-deux ans, nous téléphonons à Dastugue pour lui annoncer notre arrivée à bon port, à M. Dore et à M. Dauzère.
À 17 heures, le tram arrive à Gripp, après que Mme Brau nous a servi une soupe et des œufs crus, et, à 18h15, nous sommes à Bagnères où M. et Mme Dauzère viennent nous voir à la descente du tram.
21 heures, Saint-Gaudens. Depuis Gripp, il pleut. Ici il neige presque et nous arrivons à Mourlon, à pied, à 22 heures.
(4 avril 1929. Quatrième ascension/Dixième d’Élisabeth)
Élisabeth, Mlles Azéma et de Sède.
De Saint-Gaudens à Fronsac en auto.
Ascension de 8 heures à 13 heures. Descente. Retour à Mourlon en auto.
Charmante promenade à petits pas. Neige fraîche à partir du col de Cresp. Vieille neige à la sortie de la forêt. Nous déjeunons à côté de la cabane qui a été incendiée. Le ciel est nuageux ; température 0° ; quelques flocons de neige. La vue sur la plaine est possible (vu Mourlon à l’Å“il nu), mais la chaîne est invisible. Halte au sommet de la Dent du Loup et du pic du Gar. Très peu de traces, pas d’oiseaux, pas de fleurs. À la descente, on esquisse quelques toboggans peu rapides.
Tentative au Campbieil
(20- 21 mai 1929).
Lundi de Pentecôte. Je pars avec maman de Saint-Gaudens où nous laissons Martial, que cette course ne tente pas, et Élisabeth, retenue par les enfants, enrhumés.
À 10 heures du matin, nous descendons du train, à Arreau, pour monter dans l’autobus. Mais ce dernier n’atteint que Saint-Lary où il nous dépose à 11h15. Il reste à couvrir 9 kilomètres jusqu’à Aragnouet. Nous les faisons à pied. Chemin faisant, nous passons les petits défilés pittoresques de la Nesque, Tramezaygues, son établissement de bains, isolé et peu engageant. À midi et demie, nous déjeunons sur le pont d’un petit affluent, au-dessous de l’église d’Éget. Temps pluvieux, mais allant au beau. Usine électrique, mines de Parzan, où nous avons un entretien avec un pyrénéiste qui descend d’Orédon et nous apprend que, contrairement aux renseignements recueillis par Martial, il n’y a rien d’ouvert à Orédon.
À Fabian (8 kilomètres de Saint Lary), nous sommes perplexes, puis, ayant acheté un complément de pain et loué deux couvertures, nous partons pour Orédon à 14h50.Chemin faisant, nous croisons les pêcheurs et le garde qui, tous, nous dissuadent d’aller à Orédon « où tout est fermé  ». Pour avoir la paix, on promet d’aller au lac de l’Oule où, paraît-il, les gardes sont en permanence.
À 16 heures, nous goà »tons, à 1379 mètres, au deuxième pont. Puis, cabanes ruinées de Couplan, ancien câble.
À 16h50, halte au pont d’Argusse, au débouché du chemin de l’Oule. Le temps a tendance à se couvrir davantage.
À 17h50 (trois heures de Fabian) nous traversons le déversoir du lac, très asséché, sous une pluie commençante et dans la brume. En faisant le tour des baraquements en bois et après avoir ouvert deux cochonnières, je réussis à ouvrir, sans dégâts, une fenêtre qui nous donne accès à un dortoir d’ouvriers. Bat-flancs, paillasses, couvertures. Nous prenons possession puis, sous la pluie, nous promenons dans le lit asséché du lac, autour des bâtiments où nous faisons la corvée d’eau et de bois. Il pleut toujours. Je suis très gêné par un rhume formidable. On rentre, on dîne auprès d’un grand feu et, à 22 heures, roulés dans les couvertures, nous nous endormons côte à côte tandis que la pluie tambourine sur la toiture.
29 mai. Après une bonne nuit (chose rare en montagne), on se lève à 6h30. Il a plu toute la nuit ; les nuages sont aussi bas que la veille, en sorte que nous ne voyons que le lac et le bas des pentes boisées qui l’encerclent. Par moments, on aperçoit la digue et les bâtiments de Cap-de-Long.
À 7h30, laissant la plus grande partie de notre chargement au dortoir, nous partons pour Cap-de-Long, et … le Campbieil, si le temps se décide à se lever. On contourne le lac, très diminué, et nous montons vers Cap-de-Long. (Jolie flore.)
À 9h10, nous sommes sur le barrage du lac qui apparaît encore plus diminué qu’Orédon. De plus, il est encore encombré par les glaces. Ici, la neige commence d’une façon ininterrompue ; elle est molle et lourde ; les nuages baissent. Condamnés à ne rien voir, à s’égarer sans point de repère dans une région que nous ignorons et à subir des avalanches - car le temps est très propice à cela - nous faisons demi-tour. Il est 10h10. À 16 heures, il faut être à Saint-Lary, à 24 kilomètres d’ici ! Pour prendre l’autobus. Descente bon train et sans histoire jusqu’à Orédon où nous reprenons notre chargement à 11h10. Casse-croà »te et, à 11h45, descente interminable dans la brume et la pluie jusqu’à Fabian où nous rendons les couvertures à 13h40. (Une heure cinquante-cinq d’Orédon à Fabian : 9 kilomètres.) À 13h50, nous arpentons la route jusqu’à Saint-Lary où nous montons dans l’autobus qui démarrait ! Il est 15h45. Une heure cinquante-cinq de Fabian à Saint-Lary : 9 kilomètres. Autobus bondé jusqu’à Arreau où nous arrivons à 17 heures.
À Saint-Gaudens à 19h25 : nous faisons rapidement les quatre derniers kilomètres de la journée pour atteindre Mourlon.
Depuis notre départ, les montagnes ont été cachées dans les nuages. Le surlendemain seulement elles se dévoilent (le matin). Papa, maman, Jojo et les Lacombe sont nos hôtes pour la journée. Comme d’habitude, maman a marché d’une façon extraordinaire : jamais fatiguée. Pas même le lendemain de la course. Elle n’était pourtant pas sortie depuis le 19 aoà »t 1928, au Trou du Toro.
(3 - 5 juin 1929)
Avec Élisabeth, nous passons à Luchon, et nous déjeunons avec papa et maman, qui y fait une saison. Très chargés, car nous voulons séjourner au Trou du Toro, nous gagnons l’Hospice en trois heures. Là , nous faisons la connaissance de Maurice Gourdon qui, sac au dos et piolet en main, fait toujours de la montagne malgré ses 82 ans.
Mauvaise nuit ; je suis très fatigué. Le lendemain matin, brouillard épais, mauvais temps. Nous renonçons à la course et nous regagnons Luchon en compagnie de Maurice Gourdon qui nous reçoit quelques instants chez lui.
Nous restons à Luchon jusqu’au lendemain avec papa et maman.