Accueil > ESPACE DOCUMENTAIRE > Le Bulletin Pyrénéen pendant la grande guerre
Le Bulletin Pyrénéen pendant la grande guerre
NOS MORTS, NOS HÉROS
PAGE DE GLOIRE DU PYRÉNÉISME, dans laquelle sont consignés les Pyrénéens morts au champ d’honneur et
CITATIONS À L’ORDRE DU JOUR DE L’ARMÉE dans laquelle sont consignés les morts, les disparus et les survivants.
─ ─ ─
«  Il faut vouloir vivre et savoir mourir.  »
Edmond Boerner.
Pour célébrer dignement nos morts il conviendrait, sans doute, par ce temps d’héroïsme, de laisser la plume à l’un de ces blessés qui ont eu le privilège de verser aussi pour la France un peu de leur sang généreux. Mais ceux qui se battent pour nous n’ont pas le temps d’écrire - puis ils ne daigneraient pas parler de leurs blessures. C’est donc à nous, leurs frères, à nous que l’âge, les infirmités ou des aptitudes spéciales ont désignés pour les besognes obscures de l’arrière-garde, de recueillir pieusement - et non sans envie - leurs actions exemplaires, pour en dresser un trophée et pour proclamer leur gloire.Br>
Parmi tous ces vaillants qui dans l’élan de leur jeunesse opposent leur poitrine aux projectiles de l’envahisseur pour la défense de notre sol sacré et de la liberté du monde, les plus chers - après ceux qui sont nôtres par les liens de la famille ou de l’amitié - n’est-ce pas nos compagnons d’aventure ? Nous les avons rencontrés un jour, sur quelques sentiers de nos montagnes. Parce qu’un même entrain les soulevait vers les mêmes cimes, nous avons reconnu en eux nos pareils, et nous avons cheminé ensemble. De la communauté des efforts et des fatigues, des difficultés et des dangers, de la réciprocité des menus services et parfois d’un dévouement complet, est née l’estime mutuelle qui est la source de la camaraderie et la raison foncière de l’amitié.
Faut-il rappeler que dans toute ascension sérieuse arrive un moment particulièrement solennel ? Pour accoutumés que l’on soit aux sévérités de la montagne, ce n’est jamais sans un peu d’émotion qu’on déroule la corde pour s’attacher l’un à l’autre. C’est l’annonce du danger proche : danger de la crevasse qui a creusé ses trappes sous le moelleux tapis des neiges, blanc comme l’innocence ; danger de la glissade sur les pentes glacées, sur les rochers inclinés ou tremblants. Mais ce qui étreint les cœurs plus que cette précaution contre la mort qui rôde, c’est le sentiment de la solidarité. Désormais la caravane n’a plus qu’une vie. Elle a mis en commun le secours, mais aussi le péril. Chacun se sent responsable de l’existence d’autrui dans la même mesure qu’il dépend lui-même de l’adresse des autres. Les catastrophes comme celle du Cervin ou des Aiguilles d’Arves sont là pour montrer que cette émotion involontaire n’est pas un vain jeu de l’imagination. C’est matériellement et moralement tout ensemble qu’on est liés : à la vie, à la mort.
Mais la corde n’est pas seulement un des instruments nécessaires de l’alpinisme. Elle est aussi un symbole, et c’est par là qu’elle nous plaît. Cette union de dangers et d’émotions a bien vite fait de rapprocher les esprits et les cÅ“urs. À ce trait d’union matériel qu’est la corde correspond un trait d’union invisible qui est l’amitié ; et celui-ci ne se dénoue point quand, l’ascension terminée, nous nous séparons. On ne quitte pas ceux qu’on aime, on ne détache point la corde ; à travers l’espace et le temps nous crions à nos amis le délicat aveu du «  Voyageur  » :
My heart untravelled fondly turns to thee,
And drags at each remove a lenghtening chain.
Depuis qu’ils sont là -bas, vers les frontières profanées, ces compagnons de notre vie aventureuse, notre pensée ne les abandonne pas, notre cœur reste avec eux, battant des mêmes élans, des mêmes anxiétés, des mêmes joies. Ce que nous cherchons fiévreusement aux colonnes des journaux, c’est, avec l’annonce des victoires de notre armée et celle de nos Alliés, le nom de ces amis ; avec l’anxiété de le lire aux trop longues listes funèbres, et l’espoir, souvent réalisé, de le trouver inscrit à l’ordre du jour de l’armée, ce livre d’or des héros.
Pour rendre un pieux hommage à ceux qui sont tombés et aux survivants dont la vaillance a été signalée, le «  Bulletin Pyrénéen  » inscrira désormais dans ses pages leurs noms et leurs titres de gloire (1). Les Sociétés Pyrénéistes ne sont pas seulement une Fédération, mais une famille : ceux de ses Fils qui sont entrés dans l’histoire de la France au prix de leur sang et de leur héroïsme doivent être marqués au livre d’or des Pyrénées, puisque c’est en parcourant leurs cimes aimées qu’ils ont préparé leur énergie «  par la montagne, pour la Patrie  ».
Ludovic GAURIER .
(1) Pour que cette publication soit complète, MM. les secrétaires des diverses Sociétés de la Fédération sont instamment priés d’adresser, à la rédaction du Bulletin Pyrénéen, à la fin de chaque mois, les renseignements concernant les membres de leur Société tués à l’ennemi ou cités à l’ordre du jour.
La liste également glorieuse des blessés sera établie à la fin de la guerre.
LES PYRÉNÉES ET L’ALLEMAGNE
Bulletin pyrénéen n° 126, novembre-décembre 1914
LES PYRÉNÉES ET L’ALLEMAGNE
La paix régnait alors, en Europe. Nous avions remarqué, dans la DEUTSHE ALPENZEITUNG (1) , un article susceptible d’intéresser les amis des Pyrénées, et l’auteur, M. Franz Ramsauer, professeur au Gymnase Royal de Ratisbonne, nous avait autorisés à traduire son travail pour le BULLETIN PYRÉNÉEN.
Au moment où nous le lisions, en avril ou mai dernier, l’article de la revue allemande nous avait semblé ne constituer autre chose qu’une étude de géographie ancienne, une curiosité d’érudit. Faut-il le dire ? Il ne nous avait pas déplu de voir les Pyrénées attirer l’attention de la presse étrangère. Puisqu’on parlait d’elle, même outre-Rhin, la chaîne pyrénéenne n’était donc pas négligeable.
Il paraît avéré, aujourd’hui, que l’on s’occupait trop de nos montagnes, comme de toute frontière, d’ailleurs. Nous étions aveugles, une fois de plus, et confiants, comme d’habitude. Pouvait-il, en effet, venir à notre esprit que sous le couvert de tourisme, par exemple, ou de contemplation de la belle nature, se poursuivaient des études pratiques et s’entassaient des documents précis et militairement utilisables ? Or, il n’en était pas autrement.
Ainsi, depuis que le Bulletin publiait la légende topographique de La Blottière et Roussel, il était de plus en plus demandé en Allemagne. En même temps, des touristes allemands parcouraient notre région et, personnellement, j’en rencontrais précisément sur des points nettement stratégiques tels que Velate, le Somport ou Broussette. J’ai retrouvé, dernièrement, toute une correspondance, venue de Nuremberg et demandant des indications de route, de climat, de saison favorable. Plusieurs de nos camarades en possèdent d’analogues. Et nous répondions avec candeur, nous bornant à constater que les alpinistes anglais d’autrefois se trouvaient à l’heure actuelle remplacés par des Teutons, ceux-ci, d’ailleurs, plus voisins de nous, comme aspect extérieur, allant à pied, sans guide, par groupes de deux ou trois, portant le sac, comme nous-mêmes, en somme de paisibles confrères. Nous supposions que les Alpes, trop rapprochées de l’Allemagne, étaient devenues fastidieuses aux Allemands qui, alors, venaient chercher ailleurs des impressions nouvelles.
Nous étions loin de compte et les journaux récents nous dévoilent, je crois, la véritable cause de ces multiples déplacements. Le numéro des DÉBATS du 16 octobre dernier nous dit, en effet : «  Bien avant la guerre actuelle, les Carlistes avaient, assure-t-on, conclu avec l’Allemagne un accord secret d’après lequel, si la France n’avait eu l’appui de l’Angleterre et, partant, la maîtrise des mers, l’Allemagne opérait, dans le Golfe de Gascogne, un débarquement de troupes qu’aurait protégé un corps de volontaires carlistes évalué à environ 40.000 hommes. Les quatre provinces basques devaient fournir, chacune, un contingent de 10.000 hommes.
Le but de l’Allemagne était de renverser Alphonse XIII, dont les tendances francophiles sont notoires ; secondée par les Carlistes et bons nombre de conservateurs mauristes, l’armée du Kaiser aurait assuré l’avènement au pouvoir d’un prince à sa dévotion.  »
De même, on lit, par exemple, dans le numéro suivant du même journal : «  Une station de télégraphie sans fil, installée par des Allemands, a été découverte près de Bilbao.  »
Pendant que des télégraphistes plaçaient des postes, pendant que de jeunes étudiants ou de futurs officiers parcouraient notre frontière, prenaient des notes sur place et parlaient notre langue, les intellectuels écrivaient des articles historiques ou savants. Les doctes études, en apparence purement spéculatives, se superposaient aux rapports secrets comme pour en encourager l’éclosion. Ces derniers ne nous sont pas parvenus, mais nous avons la note de M. Ramsauer, qui paraîtra dans l’un de nos prochains numéros.
Le sujet traité par la DEUTSCHE ALPENZEITUNG est instructif, en lui-même, mais non entièrement nouveau. La plupart des recherches qu’il révèle ont déjà été effectuées par des auteurs français, notamment par MM. Camena d’Almeida (2) et Alphonse Meillon (3).
Les pyrénéistes, toutefois, liront avec profit l’article à l’aspect débonnaire de la revue germanique, traduit à leur intention par une de nos jeunes compatriotes, sachant maintenant que cet article a servi de couverture à d’autres, moins dogmatiques mais plus redoutables, tous ne formant, en somme, autre chose que les éléments d’un vaste plan de guerre.
Peut-être s’en est-il fallu de peu que la riche plaine sous-pyrénéenne, de Handaye à Toulouse, par Pau et Tarbes (4) n’ait eu à subir le sort de la vaillante et malheureuse Belgique.
R.M.
(1). - Numéro de Février 1914. - Les Pyrénées et les montagnes de la péninsule ibérique dans la littérature de l’antiquité.
(2). - Les Pyrénées. Développement de la connaissance géographique de la chaîne. - A. Colin, Paris, S. D. (paru en 1893).
(3). - Esquisse toponymique sur la vallée de Cauterets. - Cazaux, libraire, Cauterets, 1908. (Étude spéciale du mot Pyrénées).
(4). - Tarbes, surtout, devrait être visé, pour son arsenal.
L’ÉCOLE DE LA MONTAGNE ET LES VERTUS MILITAIRES
Bulletin pyrénéen n° 126, novembre-décembre 1914
Une occasion de se plonger à nouveau dans le Bulletin pyrénéen au cours de cette période
particulièrement douloureuse pour le peuple français.
L’ÉCOLE DE LA MONTAGNE ET LES VERTUS MILITAIRES
Lorsque au lendemain de la funeste guerre de 1870-71 le Club alpin français - l’ancêtre du Touring-Club - proposait à ses membres le magnifique champ d’entrainement de la Montagne française : Alpes, Pyrénées, Massif Central, Cévennes et Vosges, il prenait pour devise : POUR LA PATRIE PAR LA MONTAGNE.
Jamais programme ne fut mieux adapté au but visé : l’aguerrissement de la jeunesse en vue de la préparation du futur soldat.
Au moment où, par la folie de l’ambition prussienne, l’Europe presque entière est précipitée dans une guerre inouïe dans l’histoire, à l’heure où les rares nations qui ont pu échapper aux horreurs de cette lutte gigantesque se voient toujours menacées d’être obligées d’y prendre part, il m’a semblé opportun de mettre en parallèle les vertus qu’enseignent et que développent l’École de la Montagne et l’état militaire.
Il est facile de se rendre compte que la montagne est une des meilleures écoles du soldat.
Personne n’ignore que les montagnards de tous les pays ont toujours été les guerriers les plus solides et les plus redoutés de leurs adversaires. Les montagnards de la Grèce antique et de la Macédoine ont vaincu la cohue immense des Perses ; les Latins des Alpes et des Apennins ont conquis le monde alors connu ; les Barbares des forêts centrales ont triomphé à leur tour des Romains qu’avaient déjà tenu en échec plusieurs années les peuples de l’Arvernes. Il serait aisé de constater cette valeur guerrière des habitants des montagnes par d’autres exemples dans les âges plus rapprochés de nous.
À quoi tient cette supériorité ? À l’exaltation de toutes les forces physiques et morales chez le montagnard.
C’est d’abord l’énergie, car la nature rude pousse à l’action vigoureuse et persévérante. Rien n’est facile dans les contrées montagneuses ; tout s’y achète au prix de virils efforts. Depuis l’établissement de l’homme et tout ce qu’il entraîne : habitation, nourriture, défense contre les animaux nuisibles, chasse, tracé de sentiers, jusqu’à la simple promenade tout, dans ces régions escarpées, exige une dépense continuelle de forces. Impossible de s’endormir dans une oisiveté prolongée, sous peine de mort. Été comme hiver, la lutte demeure intense contre le sol et les éléments.
Nous qui, grâce à la civilisation ou à notre fortune échappons à la plupart des nécessités qui accablent le pauvre montagnard, nous contractons quelque chose de ses vertus obligatoires à fréquenter ces âpres montagnes. Sans parler des sentiers abrupts, le bon chemin même, montant ou descendant, y devient encore malaisé. Quelle ascension pourrait être exécutée sans une lutte constante contre notre paresse instinctive ? Marches continues, obstacles de tout genre à surmonter, pluie ou soleil, froid ou chaleur à endurer, nuits dans les abris ou sous la tente, nécessité de faire incessamment appel à sa résistance de fond, n’y a-t-il pas là une image certes bien affaiblie, mais fidèle pourtant des exigences de l’état militaire ?
La montagne grandit l’audace. Savoir oser naît du pouvoir d’oser que nous procure le sentiment même de notre force accrue par l’exercice. Comment l’homme mou oserait-il, puisqu’il se sent impuissant à supporter toute tension nerveuse ? La volonté n’est-elle pas tuée par l’accoutumance à se dispenser de la saine fatigue ?
Ce pic se dresse impérieux et inaccessible devant nous. C’est le géant qui nous ignore dans sa colossale puissance, le front perdu dans les nues. Mais le pygmée qui se décide à le surmonter recèle en son âme un ressort mystérieux et infrangible. Il le détend à menus pas, recule souvent mais avance quand même, attiré par l’aimant de l’obstacle, fasciné par le défi, excité par le dédain olympien du monstre. De détours en détours, de chutes en chutes, par bonds inégaux, voici que l’audacieux finit par poser son talon victorieux sur le front du colosse. Il a osé parce qu’il a su vouloir.
Tels nos soldats à un contre cinq luttent pied à pied, fléchissant ici, mais rebondissant là , toujours fermes toujours prêts à se relever, faisant de la pierre même d’achoppement un appui imprévu. Ils peuvent vaincre l’adversaire redoutable mais non redouté. Ils le vaincront par l’usure si ce n’est autrement.
Celui qui connaît bien la montagne gagne vite cette habitude de l’audace. Il ne recule plus devant le danger.
Mais la montagne enseigne aussi la prudence. Le pyrénéiste comme l’alpiniste sait qu’il a affaire à forte partie. Il ne méprise donc jamais son adversaire. Cette fanfaronne attitude est le propre de ceux qui se paient sans cesse de mots ou qui ont besoin de se mentir à eux-mêmes pour rester courageux et de se dissimuler les réalités des choses pour oser les affronter. Combien de nos concitoyens, hélas ! ne savent soutenir leur moral que par un « bluff  » enfantin mais excessivement dangereux quand la vérité se révèle. Le pyrénéiste expérimenté et sage connaît la puissance de la nature et le danger qu’offre la montagne. Aussi s’avoue-t-il toujours la vérité, refusant de confondre la témérité avec l’héroïsme. La témérité est inintelligente et inutile. Au contraire la prudence est le signe du véritable courage. Donc pas d’acrobatie stupide, pas de grimpeurs à la corde quand un escalier creusé avec le piolet suffit. Nous avons toujours recommandé un sport rationnel, étudié, mesuré au résultat à obtenir et non des actes inconsidérés ou brutaux si familier au touriste teuton. Il faut durer pour vaincre et non exposer sa vie sans profit réel, ce qui réjouit l’adversaire et facilite son jeu.
Le vrai montagnard est toujours circonspect, comme le bon soldat qui ménage son sang précisément pour infliger plus longtemps des pertes à l’ennemi. Il n’y a pas plus de lâcheté à passer à califourchon sur une crête périlleuse qu’à avancer sous les balles, la couverture du sac en avant. Le but seul importe : ici, franchir tel passage nécessaire, là commencer à creuser une tranchée indispensable à l’abri du sac, avec la baïonnette comme pioche, s’il le faut, et le quart comme pelle. Ainsi agissent nos soldats qui restent des héros. Voilà ce que pratique, à sa manière, le sage et intrépide excursionniste.
Avec l’esprit de sacrifice et l’habitude de la persévérance obstinée, l’École de la Montagne apprend à ceux qui la fréquentent l’initiative féconde.
On se débrouillera, tel est le mot d’ordre du pyrénéiste et du soldat. Car dans une foule de circonstances il faut bien être capable de se débrouiller pour obvier à tous les cas imprévus, pour résister avec bonne humeur à toutes les contrariétés, pour se tirer le sourire aux lèvres de tous les mauvais pas. Quelle ingéniosité n’éveille pas le besoin vital loin des commodités accoutumées ! Est-ce que la moindre excursion ne nécessite pas souvent un esprit d’invention parfois cocasse mais toujours pratique ? Combien le citadin habitué au far niente des estaminets et gâté par les raffinements de la civilisation se montre un être inférieur dès que l’absence des objets familiers met à nue sa gaucherie éperdue en présence du moindre changement des conditions ordinaires de la vie. Aux prises avec l’impassible nature, le civilisé qui n’a pas réagi en se plongeant volontairement par quelque bout dans le milieu des primitifs, ce civilisé dégénéré redevient le petit enfant geignant parce que trop enjuponné. Il se lamente au lieu d’agir.
L’âme virile et ingénieuse que crée la passion de la montagne se rit de ces petites misères. Comme l’enfant pauvre mais aimant sa mère oublie dans ces bras robustes et doux tous ses maux, ainsi l’habitué de la montagne puise dans le profond amour de la grande Nature une ample compensation aux ennuis mesquins et la joie amusée comme le talent pour en triompher.
Et quelle bonne camaraderie s’établit entre les compagnons d’excursion ! Elle égale la fraternité d’armes parce que rien ne nous rapproche plus de l’homme que l’obligation de subir ensemble les conditions primitives de la nature marâtre et insensible à nos douleurs. C’est à la montagne comme à l’armée que la lutte féroce pour la vie se transforme merveilleusement en association solidaire pour l’existence. L’excursionniste pas plus que le soldat ne peut espérer vaincre seul l’adversaire ou l’obstacle. Fatalement ne faut-il pas compter l’un sur l’autre aussi bien dans la tranchée que sur le glacier ? Ensemble on combat, ensemble on s’efforce, parce que seul on serait écrasé ou anéanti. Aussi quelle discipline sévère mais librement consentie - puisque le salut commun en dépend - sort de cette vie de fatigues et de dangers. On peut pousser aussi loin qu’on voudra le parallèle, toujours on trouvera des points de contacts et une assimilation presque complète.
Il n’y a pas jusqu’à la passion de la lutte qui s’intensifie par le voisinage même des efforts communs et jusqu’au sentiment de la gloire de la conquête, quand le résultat est atteint, qui ne trahissent l’identité mystérieuse de ces deux vies : celle du pyrénéiste ou de l’alpiniste et du soldat sur le champ de bataille.
N’avions-nous pas raison de dire que l’École de la Montagne est une des meilleures préparations militaires ? L’endurance indispensable à la défense du pays, comme la confiance en soi qu’exalte l’habitude du danger, du sacrifice, de la sobriété et de l’effort persévérant sont les conditions de ces deux modes de vie et du salut de la Patrie.
Quelle émouvante espérance emplit nos cœurs quand nous songeons qu’une grande partie de notre jeunesse française a su s’entraîner dans les sports de tout genre et, dans nos régions en particulier, par le pyrénéisme qui résume excellemment à lui seul tous les autres sports.
En face de l’ennemi du genre humain, du teuton intrépide marcheur, longuement entraîné par tous les exercices physiques en vue du massacre et de l’incendie, quelle joie et quel réconfort pour nous de savoir que la jeunesse française a prouvé qu’elle peut suivre le Barbare pas à pas, sans faiblir, soutenue en outre par l’idéal de la défense du Droit et de la vie nationale ! Nos jeunes hommes si bien exercés chasseront les Barbares de la « Kultur  » germanique, des passages des Ardennes et des Vosges, du massif du Donon comme du Ballon d’Alsace, des cols de Saales, d’Oderen, de Blamont, de la Schlucht, du Bonhomme et de Ste-Marie et ne s’arrêteront qu’au Rhin français.
Dans leur première et foudroyante campagne de France, nos ennemis rusés n’ont cessé de se glisser sur les crêtes boisées des collines où ils se dissimulaient toujours. Mais nos jeunes soldats, sans arrêt, se sont accrochés à leur marche tortueuse, nos artilleurs escaladant à la course les sommets voisins ont arrosé de Shrapnels la tanière de la Bête qui a dà » déjà lâcher de longs morceaux du sol national. En ce moment elle se terre au nord de la Champagne. Mais les Alliés lui « travaillent les côtes  » au Nord et au Sud, à droite et à gauche. Il faudra bien qu’elle déguerpisse de son trou, grâce à l’héroïsme et à l’entraînement de nos glorieux soldats comme à la ténacité et à la prudence de leurs chefs.
Et nous qui, dans les Pyrénées en particulier, avons vu avec méfiance dans ces dernières années une foule de ces touristes aux lunettes d’or et à la politesse affectée, venir inspecter et espionner nos superbes montagnes - un *Baedeker en mains - ; nous qui les avons hélas ! Parfois trop bien renseignés sur les horaires, sur les cols et les passages internationaux, - leur étude préférée, - redoublons d’ardeur pour le pyrénéisme apte à façonner si admirablement le corps et l’âme de nos futurs soldats. C’est en montagne qu’on apprend surtout à durer et à tenir. Tel est le secret imprévu des guerres modernes. Aujourd’hui comme jadis, on gagne les batailles « avec ses jambes  ». Il importe donc d’habituer notre jeunesse à marcher sous toutes les températures, avec le sac et le bâton du touriste, à gravir les flancs, à franchir les cols, à escalader les pics de nos magnifiques régions.
Dans les Alpes comme dans les Pyrénées nos jeunes gens ont été précédés sur ces durs sentiers par une foule de nos vaillants collègues. Ils avaient appris là l’énergie, l’audace, la prudence, l’obstination, l’initiative, la passion de la lutte. Cette merveilleuse endurance leur a permis ou leur permet encore de supporter toutes les fatigues sur les champs de bataille où se joue la vie même de la Nation.
Déjà un grand nombre d’entre eux sont tombés au champ d’honneur. Avant d’inscrire leurs noms dans le Livre d’Or des Défenseurs de la Patrie, dès aujourd’hui nous saluons avec émotion et fierté leur mémoire et nous dressons bien haut leur héroïque exemple sous les yeux de notre jeunesse.
Nous sommes sà »rs, qu’au grand souffle de l’amour de la France qui a soutenu nos intrépides collègues et qui soutient plus que jamais les survivants de ces batailles prolongées durant de longues semaines, il s’est mêlé et il se mêle toujours la brise vivifiante qui vient de nos chères montagnes. C’est leur souvenir attendri, c’est leur vision grandiose qui a transfiguré les dernières lueurs qui passent dans les yeux de ceux qui tombent pour la défense de la civilisation, de la liberté de la France.
Alphonse MEILLON
Pau, 25 Novembre 1914
* En 1871, immédiatement après la guerre, l’allemand Karl Baedeker, de Leipzig, fit paraître la première édition de son manuel du voyageur, et cette édition, qui devait être suivie de beaucoup d’autres, comprenait le midi de la France, depuis l’Auvergne et y compris les Alpes. En 1889, sa troisième édition comprenait déjà pour cette région quatorze cartes, onze plans de villes et un panorama. Les Pyrénées y entraient pour soixante dix pages… Le premier guide du midi de la France se dédouble et toutes les éditions s’écoulent avec rapidité au détriment de nos guides français que l’on semble dédaigner. (Extrait d’un article d’Alphonse Meillon paru dans le numéro 133 de mars-avril 1916).
Mis en ligne le lundi 18 novembre 2013.
page précédente | page suivante