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L’ÉCOLE DE LA MONTAGNE ET LES VERTUS MILITAIRES
Bulletin pyrénéen n° 126, novembre-décembre 1914
Une occasion de se plonger à nouveau dans le Bulletin pyrénéen au cours de cette période
particulièrement douloureuse pour le peuple français.
L’ÉCOLE DE LA MONTAGNE ET LES VERTUS MILITAIRES
Lorsque au lendemain de la funeste guerre de 1870-71 le Club alpin français - l’ancêtre du Touring-Club - proposait à ses membres le magnifique champ d’entrainement de la Montagne française : Alpes, Pyrénées, Massif Central, Cévennes et Vosges, il prenait pour devise : POUR LA PATRIE PAR LA MONTAGNE.
Jamais programme ne fut mieux adapté au but visé : l’aguerrissement de la jeunesse en vue de la préparation du futur soldat.
Au moment où, par la folie de l’ambition prussienne, l’Europe presque entière est précipitée dans une guerre inouïe dans l’histoire, à l’heure où les rares nations qui ont pu échapper aux horreurs de cette lutte gigantesque se voient toujours menacées d’être obligées d’y prendre part, il m’a semblé opportun de mettre en parallèle les vertus qu’enseignent et que développent l’École de la Montagne et l’état militaire.
Il est facile de se rendre compte que la montagne est une des meilleures écoles du soldat.
Personne n’ignore que les montagnards de tous les pays ont toujours été les guerriers les plus solides et les plus redoutés de leurs adversaires. Les montagnards de la Grèce antique et de la Macédoine ont vaincu la cohue immense des Perses ; les Latins des Alpes et des Apennins ont conquis le monde alors connu ; les Barbares des forêts centrales ont triomphé à leur tour des Romains qu’avaient déjà tenu en échec plusieurs années les peuples de l’Arvernes. Il serait aisé de constater cette valeur guerrière des habitants des montagnes par d’autres exemples dans les âges plus rapprochés de nous.
À quoi tient cette supériorité ? À l’exaltation de toutes les forces physiques et morales chez le montagnard.
C’est d’abord l’énergie, car la nature rude pousse à l’action vigoureuse et persévérante. Rien n’est facile dans les contrées montagneuses ; tout s’y achète au prix de virils efforts. Depuis l’établissement de l’homme et tout ce qu’il entraîne : habitation, nourriture, défense contre les animaux nuisibles, chasse, tracé de sentiers, jusqu’à la simple promenade tout, dans ces régions escarpées, exige une dépense continuelle de forces. Impossible de s’endormir dans une oisiveté prolongée, sous peine de mort. Été comme hiver, la lutte demeure intense contre le sol et les éléments.
Nous qui, grâce à la civilisation ou à notre fortune échappons à la plupart des nécessités qui accablent le pauvre montagnard, nous contractons quelque chose de ses vertus obligatoires à fréquenter ces âpres montagnes. Sans parler des sentiers abrupts, le bon chemin même, montant ou descendant, y devient encore malaisé. Quelle ascension pourrait être exécutée sans une lutte constante contre notre paresse instinctive ? Marches continues, obstacles de tout genre à surmonter, pluie ou soleil, froid ou chaleur à endurer, nuits dans les abris ou sous la tente, nécessité de faire incessamment appel à sa résistance de fond, n’y a-t-il pas là une image certes bien affaiblie, mais fidèle pourtant des exigences de l’état militaire ?
La montagne grandit l’audace. Savoir oser naît du pouvoir d’oser que nous procure le sentiment même de notre force accrue par l’exercice. Comment l’homme mou oserait-il, puisqu’il se sent impuissant à supporter toute tension nerveuse ? La volonté n’est-elle pas tuée par l’accoutumance à se dispenser de la saine fatigue ?
Ce pic se dresse impérieux et inaccessible devant nous. C’est le géant qui nous ignore dans sa colossale puissance, le front perdu dans les nues. Mais le pygmée qui se décide à le surmonter recèle en son âme un ressort mystérieux et infrangible. Il le détend à menus pas, recule souvent mais avance quand même, attiré par l’aimant de l’obstacle, fasciné par le défi, excité par le dédain olympien du monstre. De détours en détours, de chutes en chutes, par bonds inégaux, voici que l’audacieux finit par poser son talon victorieux sur le front du colosse. Il a osé parce qu’il a su vouloir.
Tels nos soldats à un contre cinq luttent pied à pied, fléchissant ici, mais rebondissant là , toujours fermes toujours prêts à se relever, faisant de la pierre même d’achoppement un appui imprévu. Ils peuvent vaincre l’adversaire redoutable mais non redouté. Ils le vaincront par l’usure si ce n’est autrement.
Celui qui connaît bien la montagne gagne vite cette habitude de l’audace. Il ne recule plus devant le danger.
Mais la montagne enseigne aussi la prudence. Le pyrénéiste comme l’alpiniste sait qu’il a affaire à forte partie. Il ne méprise donc jamais son adversaire. Cette fanfaronne attitude est le propre de ceux qui se paient sans cesse de mots ou qui ont besoin de se mentir à eux-mêmes pour rester courageux et de se dissimuler les réalités des choses pour oser les affronter. Combien de nos concitoyens, hélas ! ne savent soutenir leur moral que par un « bluff  » enfantin mais excessivement dangereux quand la vérité se révèle. Le pyrénéiste expérimenté et sage connaît la puissance de la nature et le danger qu’offre la montagne. Aussi s’avoue-t-il toujours la vérité, refusant de confondre la témérité avec l’héroïsme. La témérité est inintelligente et inutile. Au contraire la prudence est le signe du véritable courage. Donc pas d’acrobatie stupide, pas de grimpeurs à la corde quand un escalier creusé avec le piolet suffit. Nous avons toujours recommandé un sport rationnel, étudié, mesuré au résultat à obtenir et non des actes inconsidérés ou brutaux si familier au touriste teuton. Il faut durer pour vaincre et non exposer sa vie sans profit réel, ce qui réjouit l’adversaire et facilite son jeu.
Le vrai montagnard est toujours circonspect, comme le bon soldat qui ménage son sang précisément pour infliger plus longtemps des pertes à l’ennemi. Il n’y a pas plus de lâcheté à passer à califourchon sur une crête périlleuse qu’à avancer sous les balles, la couverture du sac en avant. Le but seul importe : ici, franchir tel passage nécessaire, là commencer à creuser une tranchée indispensable à l’abri du sac, avec la baïonnette comme pioche, s’il le faut, et le quart comme pelle. Ainsi agissent nos soldats qui restent des héros. Voilà ce que pratique, à sa manière, le sage et intrépide excursionniste.
Avec l’esprit de sacrifice et l’habitude de la persévérance obstinée, l’École de la Montagne apprend à ceux qui la fréquentent l’initiative féconde.
On se débrouillera, tel est le mot d’ordre du pyrénéiste et du soldat. Car dans une foule de circonstances il faut bien être capable de se débrouiller pour obvier à tous les cas imprévus, pour résister avec bonne humeur à toutes les contrariétés, pour se tirer le sourire aux lèvres de tous les mauvais pas. Quelle ingéniosité n’éveille pas le besoin vital loin des commodités accoutumées ! Est-ce que la moindre excursion ne nécessite pas souvent un esprit d’invention parfois cocasse mais toujours pratique ? Combien le citadin habitué au far niente des estaminets et gâté par les raffinements de la civilisation se montre un être inférieur dès que l’absence des objets familiers met à nue sa gaucherie éperdue en présence du moindre changement des conditions ordinaires de la vie. Aux prises avec l’impassible nature, le civilisé qui n’a pas réagi en se plongeant volontairement par quelque bout dans le milieu des primitifs, ce civilisé dégénéré redevient le petit enfant geignant parce que trop enjuponné. Il se lamente au lieu d’agir.
L’âme virile et ingénieuse que crée la passion de la montagne se rit de ces petites misères. Comme l’enfant pauvre mais aimant sa mère oublie dans ces bras robustes et doux tous ses maux, ainsi l’habitué de la montagne puise dans le profond amour de la grande Nature une ample compensation aux ennuis mesquins et la joie amusée comme le talent pour en triompher.
Et quelle bonne camaraderie s’établit entre les compagnons d’excursion ! Elle égale la fraternité d’armes parce que rien ne nous rapproche plus de l’homme que l’obligation de subir ensemble les conditions primitives de la nature marâtre et insensible à nos douleurs. C’est à la montagne comme à l’armée que la lutte féroce pour la vie se transforme merveilleusement en association solidaire pour l’existence. L’excursionniste pas plus que le soldat ne peut espérer vaincre seul l’adversaire ou l’obstacle. Fatalement ne faut-il pas compter l’un sur l’autre aussi bien dans la tranchée que sur le glacier ? Ensemble on combat, ensemble on s’efforce, parce que seul on serait écrasé ou anéanti. Aussi quelle discipline sévère mais librement consentie - puisque le salut commun en dépend - sort de cette vie de fatigues et de dangers. On peut pousser aussi loin qu’on voudra le parallèle, toujours on trouvera des points de contacts et une assimilation presque complète.
Il n’y a pas jusqu’à la passion de la lutte qui s’intensifie par le voisinage même des efforts communs et jusqu’au sentiment de la gloire de la conquête, quand le résultat est atteint, qui ne trahissent l’identité mystérieuse de ces deux vies : celle du pyrénéiste ou de l’alpiniste et du soldat sur le champ de bataille.
N’avions-nous pas raison de dire que l’École de la Montagne est une des meilleures préparations militaires ? L’endurance indispensable à la défense du pays, comme la confiance en soi qu’exalte l’habitude du danger, du sacrifice, de la sobriété et de l’effort persévérant sont les conditions de ces deux modes de vie et du salut de la Patrie.
Quelle émouvante espérance emplit nos cœurs quand nous songeons qu’une grande partie de notre jeunesse française a su s’entraîner dans les sports de tout genre et, dans nos régions en particulier, par le pyrénéisme qui résume excellemment à lui seul tous les autres sports.
En face de l’ennemi du genre humain, du teuton intrépide marcheur, longuement entraîné par tous les exercices physiques en vue du massacre et de l’incendie, quelle joie et quel réconfort pour nous de savoir que la jeunesse française a prouvé qu’elle peut suivre le Barbare pas à pas, sans faiblir, soutenue en outre par l’idéal de la défense du Droit et de la vie nationale ! Nos jeunes hommes si bien exercés chasseront les Barbares de la « Kultur  » germanique, des passages des Ardennes et des Vosges, du massif du Donon comme du Ballon d’Alsace, des cols de Saales, d’Oderen, de Blamont, de la Schlucht, du Bonhomme et de Ste-Marie et ne s’arrêteront qu’au Rhin français.
Dans leur première et foudroyante campagne de France, nos ennemis rusés n’ont cessé de se glisser sur les crêtes boisées des collines où ils se dissimulaient toujours. Mais nos jeunes soldats, sans arrêt, se sont accrochés à leur marche tortueuse, nos artilleurs escaladant à la course les sommets voisins ont arrosé de Shrapnels la tanière de la Bête qui a dà » déjà lâcher de longs morceaux du sol national. En ce moment elle se terre au nord de la Champagne. Mais les Alliés lui « travaillent les côtes  » au Nord et au Sud, à droite et à gauche. Il faudra bien qu’elle déguerpisse de son trou, grâce à l’héroïsme et à l’entraînement de nos glorieux soldats comme à la ténacité et à la prudence de leurs chefs.
Et nous qui, dans les Pyrénées en particulier, avons vu avec méfiance dans ces dernières années une foule de ces touristes aux lunettes d’or et à la politesse affectée, venir inspecter et espionner nos superbes montagnes - un *Baedeker en mains - ; nous qui les avons hélas ! Parfois trop bien renseignés sur les horaires, sur les cols et les passages internationaux, - leur étude préférée, - redoublons d’ardeur pour le pyrénéisme apte à façonner si admirablement le corps et l’âme de nos futurs soldats. C’est en montagne qu’on apprend surtout à durer et à tenir. Tel est le secret imprévu des guerres modernes. Aujourd’hui comme jadis, on gagne les batailles « avec ses jambes  ». Il importe donc d’habituer notre jeunesse à marcher sous toutes les températures, avec le sac et le bâton du touriste, à gravir les flancs, à franchir les cols, à escalader les pics de nos magnifiques régions.
Dans les Alpes comme dans les Pyrénées nos jeunes gens ont été précédés sur ces durs sentiers par une foule de nos vaillants collègues. Ils avaient appris là l’énergie, l’audace, la prudence, l’obstination, l’initiative, la passion de la lutte. Cette merveilleuse endurance leur a permis ou leur permet encore de supporter toutes les fatigues sur les champs de bataille où se joue la vie même de la Nation.
Déjà un grand nombre d’entre eux sont tombés au champ d’honneur. Avant d’inscrire leurs noms dans le Livre d’Or des Défenseurs de la Patrie, dès aujourd’hui nous saluons avec émotion et fierté leur mémoire et nous dressons bien haut leur héroïque exemple sous les yeux de notre jeunesse.
Nous sommes sà »rs, qu’au grand souffle de l’amour de la France qui a soutenu nos intrépides collègues et qui soutient plus que jamais les survivants de ces batailles prolongées durant de longues semaines, il s’est mêlé et il se mêle toujours la brise vivifiante qui vient de nos chères montagnes. C’est leur souvenir attendri, c’est leur vision grandiose qui a transfiguré les dernières lueurs qui passent dans les yeux de ceux qui tombent pour la défense de la civilisation, de la liberté de la France.
Alphonse MEILLON
Pau, 25 Novembre 1914
* En 1871, immédiatement après la guerre, l’allemand Karl Baedeker, de Leipzig, fit paraître la première édition de son manuel du voyageur, et cette édition, qui devait être suivie de beaucoup d’autres, comprenait le midi de la France, depuis l’Auvergne et y compris les Alpes. En 1889, sa troisième édition comprenait déjà pour cette région quatorze cartes, onze plans de villes et un panorama. Les Pyrénées y entraient pour soixante dix pages… Le premier guide du midi de la France se dédouble et toutes les éditions s’écoulent avec rapidité au détriment de nos guides français que l’on semble dédaigner. (Extrait d’un article d’Alphonse Meillon paru dans le numéro 133 de mars-avril 1916).
Mis en ligne le lundi 18 novembre 2013.